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Je l'ai regardé vivre, et le voilà parti


Lui il dormait. Tranquille. Indifférent...



J'lui caressais les cheveux avec douceur et cette infinie tendresse qu'ont les femmes qui aiment. Je veillais sur ce corps qu'une légère respiration animait.
Lui il dormait. Tranquille. Indifférent. Il était beau quand il dormait, il le savait.
Moi je le regardais et je veillais sur ce si précieux sommeil. J'étais devenue un cœur attendri. Tout simplement. Je ressentais ce que ressentent toutes les mères qui protègent leur enfant chéri des cauchemars.
Pas qu'il ait des cauchemars. Non. Il rêvait celui-là. Il rêvait d'une femme. Ou d'une autre. Pas de celle qui veillait sur lui en ce moment, bien sûr. Il rêvait d'une femme nommée désir. Il rêvait de baisers.


Une larme roulait sur mes joues. De ces larmes qui dérangent toutes les femmes qu'on ignore, toutes les femmes qu'on prend dans son lit puis qu'on abandonne pour une autre sans un regard. De ces larmes amères qui ne savent pas haïr, qui savent juste souffrir.
Et lui, étendu près de moi, cligna des paupières, dérangé par cette larme qui l'avait effleuré. Il fuyait le chagrin. Il détestait ça. Il n'aimait pas la tristesse, il avait bien trop de raison d'être heureux pour s'occuper du malheur des autres.
Alors pour ne pas le déranger je séchais toutes les autres larmes menaçantes. Je leur chuchotais d'être sages, qu'il fallait laisser dormir l'homme qui s'abandonnait à lui-même après avoir échangé le sel de sa peau et le sel de la mienne sur ce même oreiller.


Elles s'arrêtaient facilement maintenant les larmes. J'avais pris l'habitude de me battre avec elles. De les faire taire ces bavardes. Alors la souffrance, elle venait me frapper plus bas, au niveau du cœur. Elle serrait très fort et ça empêchait l'eau d'aller inonder mes yeux.
C'était toujours ça de pris. On n'a pas besoin de dire qu'on souffre à ceux qui ne veulent pas le savoir. Ca gâche leur plaisir et ça vous fait que plus mal. Vaut mieux laisser couler. En dedans.
Alors j'avais appris à pas faire de bruit. J'le regardais dormir en silence. Sans me faire remarquer. Sans pleurer. Sans sourire non plus. On n'a pas besoin de sourire quand personne ne nous regarde.


J'étais là pour l'endormir et veiller sur son sommeil. J'étais là pour rendre jolie et chaleureuse sa chambre quand il ouvrait les yeux le matin. J'étais cette présence rassurante qui doit disparaître quand arrivent ceux qu'on aime.
Il ne me voyait pas. Me regardait à peine. Comprenez bien. Ce n'était pas moi qu'il regardait, mais mon corps. Il pouvait le regarder des heures sans se lasser. Il aimait ses mouvements, ses courbes, sa façon d'habiter chaque coin de sa chambre. Il admirait mon corps comme on contemple une œuvre d'art.


J'avais souvent mal. Mais il ne voyait pas. Quel besoin aurait-il eu de voir ? J'étais une grande fille maintenant. Je pouvais quand même m'occuper de moi-même.
Je suis restée longtemps à regarder, à caresser, à rassurer cet homme qui exerçait sur moi une influence sans limite. Je l'admirais, ne m'en rabaissant que plus. Je l'aimais. C'est ce qu'on dit n'est-ce pas ? Après...
Je l'aimais. Drôle de phrase. Drôles de mots. Comme si on aimait qu'après coup. Je l'aimais. Une époque qui n'existe plus. Des mots qui se noient dans un passé sombre. Je l'aimais. Vous sentez la souffrance ? La nostalgie ? Je l'aimais/Je le hais. Je l'aimais/Je m'en fous. C'est toute une question, je l'aimais. Est-ce que je l'aimais vraiment ? Je l'aimais. Pourquoi ? Depuis quand, jusqu'à quand ? Comment ? Je l'aimais. Qu'est-ce qui a changé ? Je l'aimais... Ca veut dire quoi ? Que signifie aimer ici ? Quand est-ce qu'on aime ? Est-ce qu'on aime encore quand on a mal comme ça ? Est-ce qu'il y a plusieurs façons d'aimer ?


Je suis restée longtemps à le regarder vivre, en calquant mes pas sur les siens. Il m'avait perdue au milieu de nulle part et je ne savais plus retourner sur ma route. Alors j'avais suivi la sienne en me faisait le plus discrète possible pour ne pas le déranger. J'ai continué sur sa route jusqu'au jour où il a atteint une rivière. C'était beau de l'autre côté. Il a traversé le pont en courant, le visage ravi, sans me regarder, et derrière lui, avant que je n'avance, le pont s'est écroulé. Sans doute un hasard. Un hasard malheureux qui m'a laissé seule, sur un chemin qui n'était pas le mien, de l'autre côté de la rivière. A quoi bon lutter ? Je ne savais pas nager. Je n'aurais pas pu traverser sans pont. Et je ne pouvais pas le reconstruire toute seule.


Lui il était déjà loin. De l'autre côté de la rivière.


C'est cette rivière qui m'a fait réagir. J'allais pas me jeter dedans, de toutes façons. Je me serais noyée. Alors il a bien fallu que je tente de retrouver mon chemin. J'ai quitté son chemin et j'ai erré à travers des étendues floues quelques temps. On devrait pas laisser le temps passer avant de rechercher sa route. Plus le temps passe, plus on s'en éloigne, et plus c'est difficile après de remettre les pieds dessus.


Quand j'y repense finalement, j'ai eu de la chance. Ce chemin qui lui ressemblait m'avait amenée à quelques petits kilomètres seulement du mien.
Un petit chemin de montagnes. A ce stade il était un peu différent de là où je l'avais quitté mais je n'aurais pas pu me tromper. Mon chemin. Avec ses fleurs sur le côté, la pluie qui tombe dessus, les cailloux dans les chaussures et le paysage merveilleux, unique au monde.


Un chemin que j'ai recommencé à gravir seule. Mais le sourire aux lèvres.
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