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Le combat de DE GAULLE pour créer la force de dissuasion française


Pour "que la défense de la France soit française", le général DE GAULLE doit affronter une force opposition. Alain PEYREFITTE, alors ministre de la Recherche scientifique, rapelle les précipéties de ce combat...



Le samedi 13 février 1960, quand notre premier engin nucléaire expérimental explosa à Reggane, au Sahara, le général DE GAULLE s'écria : "Hurrah pour la France !" Quinze ans plus tôt, il avait créé le Commisariat à l'énergie atomique. "D'abord pour créer la bombe, aimait-il à préciser. J'ai nommé JOLIOT-CURIE avec cette mission expresse, et JOLIOT a accepté. "Je vous la ferai, mon général, votre bombe."Je lui ai répondu : "Alors, vous êtes haut-commisaire.""
DE GAULLE parti, JOLIOT-CURIE demeura haut-commisaire, mais de bombe point... La communauté scientifique française, fortement influencée par la gauche, y était résolument hostile ; à commencer par le haut-commisaire qui avait remplacé JOLIOT-CURIE, Francis PERRIN. Mais il serait faux de prétendre que rien ne se passa sous la IVème République. Sans les décisions de deux présidents du COnseil, plus de temps encore aurait été perdu. Ainsi, DE GAULLE donna l'impulsion première en 1945 ; d'autres suivirent, cahin caha. Entre le 1er juin 1958 et le 13 février 1960, vingt mois n'auraient pas suffi à la volonté d'un seul, fût-il DE GAULLE, revenu à la tête du pays, pour élaborer la bombe A et l'expérimenter. Il avait fallu seize ans pour que naquît la bombe A ; il faudra huit pour la bombe H, et, là encore, toute la détermination du Général.



La première expérience

Alain PEYREFITTE, alors ministre de la recherche scientifique, dans la salle de contrôle du Centre national d'étude spaciales (1966). La course aux armes nucléaires sera assortie de la maîtrise de l'espace.

Gaston PALEWSKI, ministre d'Etat chargé des questions atomiques, avait annoncé au Conseil des ministres du 18 juillet 1962, que "la future bombe H pourrait être expérimentée à partir de 1970". Après le Conseil - j'étais alors porte-parole du gouvernement -, je demandai au Général : "Vous ne trouvez pas que 1970 pour la bombe H, c'est encore loin ?" Ces délais, j'entendis parler trois ans et demi plus tard, en janvier 1965, étant devenu à mon tour ministre de la Recherche : "Cherchez donc, me dit le Général, pourquoi le Commissariat à l'énergie atomique n'arrive pas à fabriquer la bombe H. C'est interminable ! On vient de m'expliquer qu'il y en avait encore pour de nombreuses années. Je ne peux pas attendre plus de deux ou trois ans ! Ce septennat, je ne le finirai pas. Il a fallu que je me présente, pour assurer le coup. Mais je n'irai pas jusqu'au bout. Seulement, avant de partir, je veux que la première expérience ait eu lieu ! Vous m'entendez ! C'est capital. Allons-nous être, des cinq puissances nucléaires, la seule qui n'accèdera pas au niveau thermo-nucléaire ? Allons-nous laisser les Chinois nous dépasser ? Si on n'y arrive pas tant que je suis là, on n'y arrivera jamais ! Mes successeurs, qu'ils soient d'un bord ou de l'autre, n'oseront pas braver les criailleries des Anglo-Saxons, des communistes, des vieilles filles et des curées. Et nous resterons devant la porte. Mais si une première explosion a eu lieu, mes successeurs n'oseront plus arrêter la mise au point des armes.
_Quel délai me donnez-vous ? demandai-je
_1968 au plus tard, répondit le Général."
Fort de cette injonction, je la retransmis aux dirigeants du CEA. Ils se récrièrent : "Mission impossible !" On prévoyait d'organiser sur les atolls une campagne de tirs tous les deux ans seulement ; car il fallait envoyer dans le Pacifique une grande partie de la flotte et la faire caréner à Brest l'année suivante. 1968, cela voulait donc dire la prochaine campagne, puisque celle de 1966 était déjà entièrement au point. De fait, en septembre 1966, explosait à Mururoa une bombe A "dopée", qui équivalait à dix bombes du type d'Hiroshima. Ce serait une fission nucléaire améliorée, faute qu'on e^^ut le secret de la fusion thermo-nucléaire. En persévérant dans cette voie, on pourrait atteindre ainsi cinq cents kilotonnes. Ce n'était pas la mégatonne ; mais du simple au double, qui verrait la différence ?



Un jeune physicien

Cette transaction ne pouvait pourtant être retenue par DE GAULLE. Les avions américains, les "chalutiers" soviétiques, qui croisaient au large de nos atolls, sauraient aussitôt à quoi s'en tenir... "La dissuasion exclut le mensonge, me dit le Général. Débrouillez-vous !" J'instituai un "Comité H" ultra-secret, que je réunis régulièrement, de manière à exerceer sur les responsables du CEA, ainsi que sur les scientifiques et les ingénieurs de la Direction des Applications militaires, la pression que le Général faisait peser sur moi. Je demandai à mes conseillers scientifiques d'essayer de dénicher l'homme de synthèse qui, à l'évidence, nous manquait. L'un d'eux m'annoça un matin : "J'ai peut-être ce qu'il vous faut. Un jeune physicien qui a commencé ses études sur le tard et a parcouru les étapes à une vitesse fulgurante." Je le reçus longuement. C'était exactement le profil de l'homme dont nous avions besoin : un cerveau exceptionnellement doué, qui pût assimiler rapidement toutes les disciplines nécessaires à la synthèse, et les dominer. La situation se dénoua vite. L'intelligence vierge de Robert DAUTRAY (aujourd'hui haut-commisaire au CEA) examina méthodiquement toutes les études effetuées à la Direction des Applications militaires pour chercher la formule de la fusion thermo-nucléaire, ainsi que les autres hypothèses possibles. Une combinaisons de phénomènes physiques, dans la panopli de ceux qui pouvaient être envisagés, lui parut la bonne. Un examen approfondi le lui confirma. Il la mit en tête des hypothèses possibles. En quelques semaines, les études à approfondir étaient définies et lancées, tous les efforts concentrés sur ce procédé. Il n'avait pas été besoin d'ordinateurs géants. Ni l'uranium enrichi, ni donc Pierrelatte, n'auraient été indispensables... En août 1968, DE GAULLE eut une de ses dernières joies, quand explosèrent nos deux premiers engins H. "C'est un magnifique succès scientifique, technique et industriel remporté, pour l'indépendance et la sécurité de la France, par une élite de ses enfants", déclara le énéral. Cet engin qui avait explosé, suspendu à un ballon captif à 600 mètres au-dessus de l'atoll de Fangataufa, était aussi une grande victoire politique.



On moque la bombinette

Le redoutable, sous marin-français

Se souvient-on du vaste éclat de rire qui avait accueilli, à gauche notamment, les propos du Général, le 3 novembre 1959 : "Il faut que la défense de la France soit française". On avait moqué la "bombinette", et ce DE GAULLE qui entendait que la France eût une guerre "bien à elle". François MITTERRAND avait prononcé un réquisitoire féroce : "Le gaulliste s'équipe pour gagner la guerre, comme on s'équipait d'arbalètes avant le canon". Or, dans l'esprit de DE GAULLE, il ne s'agissait pas de gagner la guerre, mais de dissuader l'ennemi de nous la faire. Durant la guerre froide, les alertes sont chaudes. Pour DE GAULLE, la France et l'Europe doivent cesser d'être les otages des deux géants. En mai 1962, cinq mois avant la crise de Cuba, DE GAULLE redéfinit sa vision des choses devant le Conseil des ministres : "Depuis treize ans que le traité de l'Atlantique Nord a été signé, le monde a complètement changé. Les Américains étaient seuls dans le monde à avoir la bombe atomique. Si l'Europe était attaqué par l'URSS, les Américains jetaient leurs bombes et c'étit fini. L'Europe, qui n'avait pas beaucoup de consistance, donnait en contrepartie ses moyens conventionnels à l'Amérique. C'est ce qu'on appelait "l'intégration"... Aujourd'hui, la Russie a un armement atomique qui peut anéantir l'Amérique, comme l'Amérique peut anéantir la Russie. Du coup, elles n'ont aucune envie de s'anéantir l'une l'autre. Par suite, la question de la protection de l'Europe par les bombes atomiques américaines est posée. Il n'est plus du tout sûr que les Etats-Unis emploieraient leurs bombes. Il est donc normal que nous reprenions nos billes, non pas pour les sortir de l'Alliance atlantique, mais pour les employer dans l'Allince atlantiqueen fonction de ce que nous croyons utile." Dans notre tête à tête, il ajoute : "Les Américains s'obstinent à maintenir leur système d'intégration dans l'Alliance atlantique ; c'est-à-dire le système qui, sous une apparence de participation collective, laissait seuls Américains la responsabilité de la défense de l'Europe. Il se justifiait en 1949, quand ils jouissaient du monopole de la bombe. Il ne se justifie plus du tout. Depuis que la Russie comme l'Amérique sont capables de s'anéantir, les deux forces de dissuasion s'équilibrent et s'annulent. Vous pensez bien que les Américains ne vont pas risquer leur survie pour défendre l'Europe. Ils ne l'ont jamais fait, ils ne le feront jamais. Pourquoi voudriez-vous qu'ils acceptent d'être rayés de la carte, sous prétexte qu'un pays européen menacé par la Russie les appellerait au secours ? Jamais ils n'emploieront leurs bombes dans un cas pareil ! Donc, il nous faut notre propre force de dissuasion nationale. Si nous pouvons tuer le quart ou la moitié des Russes, nous sommes sûrs qu'ils ne nous attaqueront pas."
Tuer la moitié des Russes ? J'ose remarquer :
"C'est impressionnant de penser que l'on pourrait tuer tant d'êtres humains..." Il me répond tranquillement :
"Précisément, nous ne les tuerons pas, parce qu'on saura que nous pourrions le faire. Nous allons devenir un des quatre pays invulnérables. La force de frappe n'est pas faite pour frapper, mais pour ne pas être frappé.
_Mais la bombe a bel et bien frappé à Hiroshima et Nagasaki.
_Elle n'aurait pas frappé, si les Japonais en avaient possédé une. Et il fallait bien qu'elle frappe la première fois. Pour mettre les Japon à genoux, il fallait lui fournir la preuve que cette bombe était une réalité terrifiante et imparable. Et il fallait que cette bombe mette fin à la Seconde Guerre, pour que la perspective de son emploi dissuade d'en entreprendre une troisième. Sans quoi, on n'y aurait jamais cru.
_Et les morts de Nagasaki ?
_Ca, je reconnais que c'est plus discutable. Nagasaki n'est peut-être pas très défendable. Mais sans Hirosima, l'armement nucléaire n'aurait pas fait plus d'effet qu'un revolver à eau."
Quelques mois plus tard, alors que le référendum sur l'élection du président de la République au suffrage universel lui paraît avoir achevé de tourner la page de la IVème République et engagé la France dans la voie de la souveraineté retrouvée, il revint avec moi sur le sujet : "Voyez-vous, à partir de l'été prochain (1963), nous aurons les premiers des 50 Mirage prévus. Ils seront capables de transporter autant de bombes. Dès 1965, nous aurons l'équivalent de l'actuel Stratigc Air Command des Américains. La philosophie de l'ère nucléaire, c'est la dissuasion à la place de la guerre. Nous n'avons pas des avions de combat, mais d'épouvante."
Les Américains avaient compris toutes les intentions de DE GAULLE. Ils tournaient en dérision notre force de dissuasion, avec autant de hargne que notre opposition nationale. Cela stimulait le Général : "Vous croyez que, si notre force nucléaire ne valait rien, les Américains mettraient autant de passion à la dénigrer ? (...) En réalité, leur acharnement a un sens. Ils ont compris que nous avons désormais le doigt sur la gâchette. Nous devenons aussi redoutables qu'un homme qui se promènerait dans une poudrière avec un briquet. Bien sûr, s'il fait jaillir l'éticelle, il va sauter le premier. Mais il fera sauter aussi tous ceux qui sont aux alentours. (...) Ca lui donne une puissance énorme."
En décembre 1962, aux Bahamas, KENNEDY et MACMILLAN avaient signé un accord de coopération nucléaire : les Américains fournissaient aux Britanniques des fusées Polaris, pour équiper leurs sous-marins lanceurs d'engins et tirer leurs charges nucléaires. Selon DE GAULLE, les Anglais avaient fait un marché de dupe : "Le rapport de force va changer en Europe. Jusqu'à maintenant, l'Angleterre était en position dominante par rapport à la France, puisqu'elle avait une force de frappe et que nous n'en avions pas. Maintenant, ça va être l'inverse ; puisque les Américains ne nous contrôleront pas, alors qu'ils contrôleront entièrement la force anglaise." Dans la logique du Général, cette aliénation des Anglais devrait fermer la porte de l'Europe. Il me dit, quelques jours avant sa conférence de presse du 14 janvier 1963 : "J'avais pris la décision de principe de fermer la porte du Marché commun aux Anglais, à la fois parce qu'ils ne sont pas prêts à y entrer économiquement, et parce qu'ils n'y sont pas vraiment disposés politiquement. (...) L'Angleterre n'est plus qu'unsatellite des Etats-Unis. Si elle entrait dans le Marché commun, elle ne serait que le cheval de Troie des Américains. Cela voudrait dire que l'Europe renonce à l'indépendance. Ou l'Europe existera par elle-même - allié aux Américains certes, tant que les Russes la menaceront - mais politiquement, économiquement, militairement, culturellement indépendante, et disposant de moyens à elle. Ou l'Europe n'existera pas et ne sera qu'un agglomérat de protectorats américains."



La liberté des peuples

Europe, atome, tout se commande et se résout à une valeur : l'indépendance, qui fait la liberté des peuples. DE GAULLE a labouré en profondeur. Le sillon tracé par lui est si profond que ses adversaires les plus acharnés n'ont pu faire autrement que de le suivre. Ainsi, la dissuasion nucléaire française voulue par le fondateur de la Vème République sera une des cléfs de voûte de l'ordre mondial en gestation. "La vocation de la France, c'est d'oeuvrer pour l'intérêt général, disait-il. C'est pour ça que toutes les cloches d'Amérique latine ont carillonné pour la Libération de Paris. Parce qu'elle a été pionnière pour l'indépendance américaine, pour l'abolition de l'esclavage, pour le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Parce qu'elle est championne de l'indépendance des nations, contre toute hégémonie."


Propos d'Alain PEYREFITTE pour Historia.
Alain PEYREFITTE fut ministre de l'Information, porte-parole du gouvernement entre avril 1962 et janvier 1966, ministre de la Recherche scientifique et des Questions atomiques et spatiales en 1966-67. Les propos du général DE GAULLE cités dans cet article sont tirés d'un livre de PEYREFITTE, C'était DE GAULLE (Fallois-Fayard, 1994)


Les autres articles composant ce dossier :


Hiroshima sorti le 6 août 2003

Comment j'ai survécu à Hiroshima sorti le 6 août 2003

L'Amérique et la bombe : de l'espoir à l'angoisse sortira le 21 octobre 2003

Le monde frôle de la guerre nucléaire sortira le 23 octobre 2003

La vérité sur le trafic nucléaire sortira le 25 octobre

La guerre secrète des espions atomiques sortira le 27 octobre 2003
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