Extrait du site https://www.france-jeunes.net

N-ième étage


La curiosité est un vilain défaut, la réfréner aurait pu sauver sa vie. Voilà ce qui arrive à ceux qui veulent à tout prix voir l'infini...



Tout est froid ici. Le marbre au sol, le bois du bureau de l'accueil, le métal des portes d'ascenseur... Yushka regarde les gens autour d'elle, tous la mine plus sombre que leurs costumes. Le petit bout de femme à côté d'elle a un visage terrifiant, d'un blanc presque cireux, contrastant avec son tailleur strict, tellement noir... D'ailleurs à bien y regarder, ils se ressemblent tous, on dirait des clones ; une bande de business (wo) man, tous sapés de sombre, chaussures cirées, attaché-case fermement tenu dans la main droite. Il y a de quoi s'inquiéter. Yushka regarde l'écran de sa montre Swatch au bracelet jaune et bleu, seulement 10h42. Elle est encore à l'heure, pour l'instant pas de raison de s'inquiéter. Selon l'écran digital surplombant la porte de l'ascenseur, il lui reste encore 12 étages à parcourir jusqu'en bas.

La petite dame lève ses gouffres noirs lui servant d'yeux vers elle, elle lui sourit le mieux possible. Un éclair passe dans les pupilles sans fond de cette mine patibulaire. Mais qu'est-ce qui la rend si furieuse ? Peut-être simplement la nonchalance de la tenue de Yushka. Après tout, ce n'est qu'un entretien d'embauche, s'était-elle dit le matin en sélectionnant ses vêtements : un chemisier rouge Bordeaux, un débardeur noir et une jupe bleue. Peut-être les tongs alors... "oh et puis, ce n'est pas cette vieille peau qui me le fera passer, l'entretien" finit par songer la jeune femme. De toute façon rien qu'à voir leurs visages moribonds, elle est sûre d'obtenir ce poste de psychologue de bureau. Ils doivent en avoir un besoin vital ici.

Enfin, l'ascenseur arrive et les portes grises s'écartent, dévoilant une cabine plutôt énorme, taille monte-charge, tapissée de noir, et dans laquelle la lumière a bien du mal à s'imposer. Tous sélectionnent leur étage respectif, Yushka descendra au 21ème. A mesure que la cabine progresse vers les hauts sommets de la tour, les croque-morts descendent au compte-goutte, jusqu'au moment ou il ne reste plus que Yushka seule. Alors que s'affiche le numéro 21 sur le tableau, elle aperçoit, loin au-dessus des autres, un bouton vert marqué d'un "n'" fluorescent. D'après ses souvenirs du lycée, le n'symbolisait le nombre non défini. Serait-il donc possible que cet ascenseur mène à une infinité d'étages ? Toute curieuse qu'elle est, Yushka se résout à examiner cela de plus près après son entretien. D'ailleurs il ne lui reste plus que deux minutes avant d'être considérée comme retardataire. Le plan de l'étage fait figure d'Ĺ“uvre abstraite, colorée, sur les murs gris du long couloir. Mais il s'avère d'une aide précieuse et permet à la jeune femme d'arriver à bout de souffle, mais pile à l'heure, devant le bureau de la secrétaire. Aussi morose que le reste, la fonctionnaire marmonne un "vous pouvez entrer" à peine audible en désignant la porte du bureau, le regard toujours rivé sur l'écran de l'ordinateur, dont la luminosité ne fait qu'accentuer ses cernes.

Un tonneau est affalé sur le fauteuil derrière l'imposant bureau. Adressant un sourire carnassier à la nouvelle arrivante, il l'invite à s'asseoir sur une des chaises de bois face à lui. Chacun de ses mouvements fait grincer son fauteuil qui semble vouloir rendre l'âme à tout instant. L'entretien se déroule sans encombre, Yushka répond de manière synthétique, le sourire aux lèvres, toujours polie, comme le lui avait recommandé son précédent employeur. L'énorme semble convaincu, et lui prend un nouveau rendez-vous.

L'épreuve est passée, Yushka laisse libre cours à sa satisfaction dans le couloir désert, face à la porte d'ascenseur. Les portes s'ouvrent, la cabine béante apparaît. Cette fois Yushka n'hésite pas : elle montera au N-ième étage, elle verra l'infini. La cabine escalade la tour, arrive au dernier numéro... puis continue à monter. De plus en plus vite, de plus en plus haut. La vitesse augmentant, Yushka sent venir la nausée et s'agrippe à la barre, face au miroir. Son reflet lui renvoie en détails la perte de ses couleurs d'été, noircissement des yeux, pâleur cadavérique et cernes grandissantes. Quand tout s'arrête, une lumière blanche, intense, envahit la cabine. Yushka perd alors toute notion du temps et de l'espace, plongée dans un brouillard effrayant ; il n'y a pas de repère dans l'infini. Alors enfin elle commence à tomber...

Le choc réveille Yushka, étonnée de se retrouver au bas de son lit. Elle se relève tant bien que mal, caresse son épaule endolorie, va se rincer le visage à l'eau froide. Il est bientôt 7h, il est temps de se préparer. Dans son placard à vêtements s'étalent les chemisiers blancs, les tailleurs noirs. Le choix est vite fait. Après un petit déjeuner insipide, elle saisit son attaché-case noir dans le hall d'entrée et se met en chemin. La tour domine tout le quartier, voire même toute la ville, mais ça Yushka n'en sait rien. Après avoir traversé le grand hall au sol marbré, elle rejoint ses collègues muets devant les portes de l'ascenseur. Puis attend que celui-ci daigne leur ouvrir ses portes. Le regard figé, inexpressif, Yushka sent tout à coup une présence étrangère derrière elle. Chemisier rouge, cravate bleue, pantalon noir. Chaussures de sport. Parce qu'un minimum de tenue, ç'aurait été trop demander. Elle tourne la tête vers le nouvel arrivant, il sourit. Sa joie de vivre flagrante réveille en Yushka des souvenirs douloureux, elle le fusille du regard puis se concentre à nouveau sur les portes de l'ascenseur...

FIN
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