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Il et Lui


Il et Lui, ou comment un homme ébloui en entraîne un autre, trivial, dans un voyage aussi étrange que sans-retour...



Lui
Qu'il est bon, après tant d'heures perdues, de sentir sur mon cou l'étreinte hivernale de cette brise qui, telle un fluide de cristal, m'enveloppe, protectrice immaculée envoyée par le Lieu.
Le Lieu m'appelle. Chaque branche, chaque arbre porte le sceau de la plainte éclatante qu'il m'envoie, les mots enchevêtrés de sa douce litanie, en un langage tant lyrique que sibyllin. Autour de nous, les sylphes déploient leurs bras aériens en une couronne bienveillante, les ronces enlacées nous font comme un tapis. Je souris à ce présent et ôte délicatement mes chaussures pour entériner cette osmose parfaite, cette union flamboyante d'un être et d'un Lieu ô combien adoré.

Il
Je commence à sentir que je me suis fourré dans un sacré merdier. Trop tard, mon gars : la forêt est vaste et, si tu lâches l'autre illuminé, tu es sûr de finir en charpie dévoré par un loup, ou une bestiole dentue du même acabit.
A propos d'illuminé, celui là vient de retirer ses chaussures et le voilà marchant sur les ronces. Pas finaud, quand même !
Ca fait deux fois que je lui demande quand c'est qu'on arrive et qu'il me dévisage comme si j'étais un gorille en pleine supérette. Avouez que, dans cette foutue situation, j'aurais préféré un peu de réconfort. Bref, ça caille comme c'est pas permis, avec ce vent glacial et je trébuche partout, à croire que cette forêt ne reçoit pas énorme de visites.

Lui
Nous sommes proches, si proches que bientôt je pourrais respirer le parfum du Lieu, pressentir le mouvement des brindilles qui peuplent son sol, entendre l'amer chant du désespoir montant ça et là, comme l'intemporelle lamentation des âmes en proie au doute éternel. Bientôt je la retrouverais, Elle, l'Unique, l'Immortelle maîtresse du Lieu, plus aimée encore que son royaume.

Il
Tout ça commence à me courir sérieusement.
Si j'avais imaginé trois secondes le truc, tu peux être sûr que je ne l'aurais pas suivi, l'autre imbécile de gamin. Seulement, voilà, avec ses vingt ans et son air à faire pleurer les concierges, il m'avait ému, ce gosse, et intrigué aussi. Surtout au moment où il m'avait supplié, au bord des larmes, de « lui prouver qu'il n'était pas fou», qu'il disait. Moi je veux bien mais qu'est ce que j'ai été poire. Après ça, fini la charité avec les premiers venus, surtout les éplorés dans son genre.

Lui
Au détour d'un chêne, je l'aperçois enfin.
Tant de temps à espérer, à attendre, à rêver cet instant parfait d'ultime retour : les bourrasques chaudes, aimantes, de l'air frôlant ma peau, le bruit feutré des feuillages bondissant, le chuintement des cimes, fredonnant toujours la complainte frémissante des âmes anonymes.
Sûrement vais-je la distinguer, quelque part, parmi les pierres rectangulaires ou alors près des cyprès qui bordent la clairière du Lieu. Se montrera-elle, ce soir ?
Je ne puis que prolonger encore un peu plus cette attente qui me ronge, qui me consume et me noie dans le brasier de ma désespérance...

Il
Où là, je le sens pas sur ce coup là ! Voilà qu'il s'arrête à l'entrée d'une sorte de clairière remplie de pierres bizarres, comme sculptées, genre plus-glauque-tu-meurs, et je comprends bien qu'on est arrivés au bout.
Le gamin s'avance, on dirait qu'il cherche un truc, enfin je me demande comment il fait dans tout ce brouillard, on y voit pas à trois mètres. Puis s'immobilise.
Je le suis, toutou, de toutes façons, quoi faire d'autre ?
Et là je comprends où on est. DANS UN CIMETIERE, MERDE ! Ces pierres, c'est pas de l'art moderne, C'EST DES TOMBES. Quel pétrin, en plus j'ai pas le choix : soit je reste, soit je me fait bouffer. Brusquement, l'autre se raidit.

Lui
Enfin ! Enfin, c'est Elle ! Je ne peux pas encore l'apercevoir mais je sens sa présence : le ciel me l'a dit, il s'est tordu d'une douleur bienheureuse et le vent m'a porté son parfum en une caresse ondoyante. Déjà, je distingue son ombre gracile, comme irréelle dans la brume bleutée du Lieu, tandis que s'élèvent des pierres les voix graves des implorants.
La voici qui s'avance, brandissant, fière, l'étendard de tous mes maux.
Son visage diaphane me sourit, les yeux de jade trahissent pourtant son malheur grandissant.
Tandis que ses cheveux claquent au vent, forment une cascade bouclée, telle une auréole, je la saisis, l'enlaçant lentement.

Il
L'autre se tourne vers moi, il me dévisage, bizarre, « A présent, dites moi : suis-je vraiment fou ? ». Difficile de faire autrement, en toute bonne foi, je hoche la tête, gêné.

Lui
C'est impossible... Je ne puis être... non...
La brise soudain devient glacée, approuvant la décision que je viens de prendre.
Je n'ai pas d'autre choix : d'un geste aussi tremblant que déterminé, je tire.
Dans un élan de grâce, elle me sourit à nouveau, et cette fois dans ses yeux s'envole toute la misère qui avait pu y prendre place, et le temps se fige pendant que je l'étreins pour ne plus jamais m'en séparer.

Jamais scène plus étrange que cet homme valsant seul, les bras tendus, en une danse aussi tendre que macabre, une nuit, au milieu des bois...
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