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Perversions


Ici je vous parle plus précisément de deux perversions méconnues : le fétichisme du mot et la bibliophilie. Elles pourraient écoeurer les non pervers, mais malheureusement notre humanité est faite aussi de quelques malades et de certains déséquilibrés. Ne les oublions pas.



Le fétichiste admire d'une façon exagérée et sans aucune réserve une personne ou une chose mais la plupart du temps une personne à travers une chose lui appartenant, la définissant, la symbolisant au point que la chose devient plus importante que la personne elle-même. C'est le cas du fétichisme du pied, de loin le plus répandu : nul n'osera oublier cette pantoufle de Louise Colet que Flaubert caressait à la lumière d'une bougie après avoir réécrit pour l'énième fois le deuxième chapitre de L'éducation sentimentale et à laquelle il dédie de nombreuses pages de son journal (c'était des pantoufles noires avec une broderie en rouge) et qui avaient été achetées par le mari de Louise lors d'un voyage de plaisir au Vietnam.

Poussant sa perversion à l'extrême, le fétichiste peut très bien se passer du propriétaire de l'objet de sa passion. Il faut donc faire bien la différence entre l'amant qui vole furtivement une culotte de sa maîtresse pour l'adorer en silence les soirs où elle ne veut ou elle ne peut pas aller le voir et l'homme qui n'a pas de maîtresse et qui n'éprouve aucune envie d'en avoir une : cet homme n'a pas besoin d'une personne permanente ou intermittente pour satisfaire son instinct sexuel. Il lui suffit d'aller dans un magasin, rayon sous-vêtement où il achète des bas noirs et des soutiens gorges avec profusion de dentelles, le tout agréable au toucher mais complètement dépersonnalisé. Et pour cause : ces pièces sortent directement de l'usine, sentent le nylon et ne seront jamais portées par une femme, indépendamment de son ethnie. Ce fétichiste est appelé "fétichiste à l'état pur", et ses principales caractéristiques sont que les odeurs naturelles de la femme le dégouttent et ses sécrétions le font vomir notamment si elles sortent du vagin. Son trip c'est l'objet immaculé, dépourvu de toute trace de l'humain. Et il n'a aucune envie d'aller voir un psy pour devenir comme les gens dits "normaux" parce qu'il est heureux comme il est et qu'il ne fait du mal à personne. Est-ce que les gens dit "normaux" sont heureux ? Se demande-t-il. Non, en général ils font semblant pour ne pas s'éloigner du troupeau car un éloignement du troupeau, même très léger, ça fout la trouille.

Maintenant que vous avez réactivé vos connaissances en matière de fétichisme, dont le fétichisme du pied est de loin le plus répandu et comporte deux types de malades : le fétichiste pur et l'impur, nous pouvons entrer dans le vif du sujet : le fétichiste du mot. Il s'agit à peu près de la même chose mais avec des mots à la place de pieds, bas, strings léopard, pantoufles, etc.

Le fétichiste du mot manifeste sa perversion par exemple, en tatouant le pseudo de sa bien aimée un peu partout : sur tous ses cahiers, sur des billets, des tickets, des bulletins de notes, des feuilles de sapin tombées de l'automne mais le bout de sa langue peut-être aussi percé par un piercing portant le nom de sa petite chérie. Quand il est seul chez lui, il prononce à voix haute les phrases les plus ingénieuses, les plus intelligentes que l'élue de son cœur ait pu prononcer. Il essaye d'en dévoiler le mystère, de décortiquer tous les sens possibles, de déplacer les smyles pour voir ce que ça donne s'ils se trouvent sur internet. Il visualise l'image acoustique de ses mots, à elle, au moment où ils sortaient de son clavier en plastique, il se représente dans son esprit l'énervement de ses petits doigts, la lueur de ses yeux excités, l'émotion de sa gorge immobile. Il idolâtre cette conne. Cette déesse a son piédestal en sang au centre de son cœur où il s'incline pour lui démontrer la ferveur de sa dévotion. Cela est doux. Et suffit largement à toute sorte de jouissances : physiques, cérébrales, spirituelles.

Mais le fétichisme du mot, malgré ses ressemblances ne doit pas être confondu avec la bibliophilie, cette perversion rare dont on ne parle pas ou presque. Par manque de documentation scientifique, je préfère de vous la présenter à travers d'un extrait tiré du roman A la recherche du plaisir voulu (paru chez Gallimard) de la romancière et journaliste Mente Use, dans lequel celle-ci met en scène une femme atteinte de bibliophilie. Le voici :

"elle masturba vigoureusement son livre : le dos, la couverture, les pages ; mais ce qui la mettait hors d'elle au point de manger de bouts de papier cru alors même qu'elle redoutait les épaisses diarrhées vertes du lendemain, c'étaient les illustrations en couleurs. Avec une cigarette de la marque gauloise, prouvant ainsi sa francophilie -comme quoi l'accumulation de maladies est possible- allumée et achetée spécialement pour ces activités nuisibles mais délicieuses, cette non fumeuse opérait de petites brûlures sèches sur les images et les photos et au moment où la blessure infligée au papier commençait à exhaler un délicat odeur d'incendie, elle atteignait le premier orgasme, qui se déclanchait inexorablement par les bouts de seins. Ensuite, elle arrachait les pages une par une, commençant toujours pour la première dans le but d'en arriver à la dernière. Toutes les vingt pages, elle tombait en pâmoison. On comprend pourquoi ses préférés c'étaient les pavés : au-delà de 600 pages, l'extase ne connaissait plus de limites : le voyage interstellaire était assuré et elle ne pensait pas au retour, elle ne pensait à rien, vu que sa tête était devenue le superbe vide universel. Ce mardi gras, pourtant, elle fit quelque chose d'inaccoutumé : elle prit du deuxième rayon de sa bibliothèque La sculpture et l'architecture chez les anciens grecs, un petit essai qui n'arrivait même pas aux 60 pages mais dont les illustrations lui promettaient des voluptés nouvelles. Avec un cutter, Claire charcutait des colonnes grecques de pierre calcaire d'un très beau poli et des capitaux corinthiens taillés sur leurs quatre faces et des plafonds et des cupules et des voûtes ; tout en gémissant de plaisir elle guillotinait des Vénus et des Apollons en marbre de Carrare ; et que dire de ces pauvres Eros desquels il ne restait plus que des flèches sans arcs ?

La seconde avalanche de vagues orgasmiques correspondait à ce que, dans un repas, nous appelons "le désert". Elle s'attaquait alors aux exergues, aux notes de renvoi, aux annexes et aux bibliographies, tout en accordant aux plans et graphiques la valeur de cerise sur le gâteau. Sur ces parties privilégiées Claire laissait tomber des gouttes de cire brûlante et au moment où celles-ci refroidissaient sur les pages imprimées sa bouche se remplissait d'une copieuse salive, signe d'une imminente explosion de paradis qui se projetait comme une fusée de la terre à la lune et vice-versa."

Bon, le but n'est pas non plus de vous taper le livre en entier. Mais si ça vous intéresse, il coûte 27,50 à la FNAC. Et si vous vous êtes rendu compte, en lisant cet article, que vous êtes atteint de fétichisme du mot ou de bibliophilie, n'hésitez pas à faire le nécessaire pour guérir au plus vite : la vie est trop courte pour se permettre d'être malade.
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