Monsieur Personne est décidément un curieux personnage. Se laissant porter par les mouvements de la foule, M. Personne déambule, pacifique, vagabonde d'idée en idée, les oubliant aussitôt, ravi. Car il faut bien le dire, M. Personne n'a pas beaucoup de mémoire. Pas du tout, en réalité. Ce n'est pas un handicap, remarquez. A force de tout oublier, on en vient à ne plus se souvenir que l'on est amnésique. Cela se fait en douceur, sans à-coups, pour finir par vivre dans la joyeuse euphorie du poisson rouge, qui redécouvre son bout de rocher et sa plante verte dès qu'il tourne le dos. On ne doit pas reprocher à M. Personne la joie qui lui éclaire la face en permanence, sans aucune raison : c'est dans sa nature. Et même si parfois la tristesse et l'abattement viennent lui prendre la main, il les chasse bien vite, gentiment mais fermement, car il préfère vivre heureux, c'est tellement plus agréable... Insouciant, M. Personne ? Sans aucun doute. Peu de sujets le préoccupent. La politique ? Il en laisse la tâche aux gens bien plus intelligents et compétents que lui, car il se sait un peu simple, et il voit bien que les subtilités lui échappent souvent, malgré ses efforts. La Guerre ? Il a tout oublié. Cela fait tellement longtemps qu'il n'y a pas participé, il ne se souvient plus. Quoique... Est-ce si loin de lui qu'il semble le croire ? Oh, peu importe, de toute façon, avec cette satanée mémoire, on ne peut être sûr de rien. Il est heureux, quoi qu'il arrive, il s'y emploie avec ardeur. Et il y a tellement de gens fabuleux à admirer, tout autour de lui ! A croire qu'ils sont nés dans ce but... Mais M. Personne est vraiment doué, pour adorer. Il admire les autres avec un talent sans égal et dont il est très très fier. Bien entendu, ses idoles quittent son esprit sans qu'il s'en rende compte, mais, ma foi, il n'y peut rien, le pauvre. Il fait tout ce qu'il peut et de son mieux, ou, tout du moins, c'est ce que chacun s'emploie à lui répéter sans cesse. Alors il sourit, et s'endort paisiblement, impatient de la joyeuse journée qui l'attend le lendemain. Sa vie est si remplie, à ce brave M. Personne. Il n'a pas toujours le temps de tout faire, et encore moins de bien le faire. C'est pourquoi on le soutient. On l'assiste. On tient à lui, alors on le chaperonne un peu trop. Il ne faudrait pas qu'il tente quelque chose de dangereux, alors on l'en dissuade.
Il apprend un peu aussi, parfois, à force d'enseignement. Mais il faut recommencer, encore et encore, chaque jour, car sa mémoire ne le laisse pas assimiler tout ce qu'on lui inculque... Ah, si seulement elle voulait bien se souvenir de ce qu'il essaye vainement d'apprendre... Il serait encore plus admirable que ceux qui l'entourent et dont il s'émerveille sans cesse, il en est sûr. Mais c'est une pensée murmurée tout bas, fanée aussi vite que fleurie, honteux qu'il se sent d'oser se comparer à ceux qu'il idolâtre... Il n'est certes pas très courageux, M. Personne, mais on n'arrive pas à lui en vouloir. Malgré tout. Il est tellement malheureux, sans le savoir. Et il est fondamentalement bon, ce brave monsieur, en dépit des rumeurs qui courent sur lui. Il faudrait juste lui faire don d'un peu de mémoire, dirait le magicien d'Oz. Mais c'est tout de même un chic type, sans histoire, sans vague, sans taches. Au fond, M. Personne n'a qu'un seul défaut. Pas très gros. Pas sa faute. Pas vraiment un défaut, en réalité. Plutôt un mauvais coup du sort. Car le seul problème de Monsieur Personne, c'est d'être Monsieur Tout-le-Monde.