Extrait du site https://www.france-jeunes.net

La partie de dés


Le jeune homme s'avança à la table où la partie allait prendre place. Les joueurs déjà présents ne le regardaient pas. Tous savaient de quoi il en retournerai. Tous savaient qu'à la fin du jeu, leur vie ne serait plus la même.



La brise était fraîche ce soir là. Le léger souffle faisait vibrer les affiches placardées sur le mur de brique à moitié effondré et se jouait des quelques détritus virevoltant dans les flots des feuilles jonchant ce sol d'automne. Le soleil s'était couché depuis bien longtemps lorsque la solide porte en chêne que devait être ce battant de bois rongé par la moisissure s'ouvrit sur la ruelle déserte. Un par un, ils se dirigèrent vers l'intense lumière que dégageait l'ouverture, comme inconsciemment attirés par la chaleur qu'elle semblait procurer. Ils étaient cinq.

La vieille dame, appuyée sur sa cane de bouleau savamment sculptée en son pommeau, ne gémit pas comme en proie à ses habituels rhumatismes lorsqu'elle monta l'escalier ;les rides de son visage semblaient moins se creuser face à la lumière blafarde du lustre accroché au plafond. Le brillant jeune homme derrière elle n'affichait pas cette habituelle attitude suffisante se peignant sur ses traits lorsqu'il s'adressait à quelqu'un ;il était plutôt grand, brun et son visage fin traduisait une certaine dureté. L'homme qui le suivait et qui semblait toujours accablé par le poids de sa vie qu'il pensait sans intérêt ne laissait apparaître aucun signe de ses convictions intimes sur son visage émacié et se tenait un peu plus droit lorsqu'il gravit les marches vermoulues. La jeune serveuse portait ses cernes d'une toute autre manière qu'avec son air désabusé de tous les jours, et toute trace de stress intense et de vive efficacité qui teintait son visage féminin avait disparu. Et le petit garçon, qui avait ses cheveux de feu coupés très courts, ouvrant la porte n° 173 du couloir du premier étage, n'avait pas cet éternel rictus de jubilatoire mépris au coin des lèvres.
Aucun ne connaissait les autres, et personne ne fit mine de parler lorsqu'ils s'assirent autour de la grande table située au centre de la pièce, la porte de la chambre se refermant derrière eux. Les murs étaient tapissés d'un papier vert décollé par endroits, délabrement qui devait être étroitement lié au imposantes traces d'humidité que l'on pouvait voir sur le plafond décrépit. Seuls étaient présents cette grande table de bois verni, entourée de cinq chaises assorties. Il n'y avait aucun autre meuble dans la pièce, tout l'éventuel mobilier semblait avoir disparu pour laisser place à des marques claires sur les murs et le sol, seuls vestiges de ce qui devait être une chambre d'hôtel bon marché des plus communes.

Les dés étaient là, juste à portée de main, comme négligemment posés au centre de la table. Leur aspect terni était celui d'objets ayant beaucoup servi, et bien que qu'aucune once de poussière ne recouvrait leur surface, on eût pu penser qu'ils étaient là depuis toujours. Ils irradiaient d'une puissance sauvage, ancestrale, qui attirait tous les regards sur eux. Au nombre de quatre, les dés ne semblaient cependant pas plus originaux que ceux que l'on pouvait trouver n'importe où, leurs six faces d'une parfaite égalité étaient bel et bien numérotées comme il se doit, et leur couleur blanchâtre ne trahissait rien de ce qu'ils auraient pu être d'autre. Mais le sentiment qu'ils provoquaient était des plus étranges.

Le jeune garçon pris les dés dans sa main, d'un geste qui semblait inconscient, mais comme calculé minutieusement. Il les jeta sur la surface luisante de la table, son visage n'affichant aucune expression particulière. Les dés tournoyèrent longuement sous le regard vide du lanceur et de ses congénères. Ils semblaient animés d'une volonté propre, mais leur apparent roulis aléatoire avait quelque chose de particulier, on aurait dit qu'ils étaient en phase et se concertaient, s'alignaient sur un score précis, décidaient du verdict. Lorsqu'ils s'arrêtèrent enfin, deux dés indiquaient trois points, un autre en montrait six, et le dernier n'en dévoilait qu'un seul. La serveuse attrapa à son tour les dés, dans cette même attitude dénuée de vie, et les jeta d'un geste ni rapide, ni trop lent. Ils tournoyèrent un temps, mais stoppèrent leur course plus vite qu'auparavant. Un Six, un Deux et deux Quatre. La même procédure se poursuivit avec les autres participants. La vieille dame fit trois Un et un Quatre, après que les dés eut tournoyés durant de longues minutes. Attendant le résultat pendant un long moment après son lancer, le jeune homme obtenu deux Un, un Cinq, et un Trois. L'homme triste vit les dés s'arrêter sur deux Trois et un Six. La partie était finie.

Tous se levèrent, rabattirent leur chaise sous la table et s'avancèrent vers la porte n° 173. Ils sortirent de la chambre du même pas lent avec lequel ils étaient entrés, descendirent les escaliers et retournèrent dans la pénombre de la rue où les lampadaires avaient du mal à faire sentir leur emprise.
Chacun retournerait chez soi, ne pensant plus à la partie qui n'avait semblé qu'être un rêve.

Mais le jeu n'était pas terminé.

La vieille dame trébuchera sur un trottoir, et ne se relèvera pas.


J'ai conçu une annexe à ce texte, pour comprendre tout ça, mais avant de la poster, je laisse à votre esprit le loisir d'apprécier cette nouvelle et de tenter d'en extraire un sens, s'il y en a un...
Extrait du site https://www.france-jeunes.net
Tous droits réservés