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Monologue d'un mort à une tombe


Quand les mots pleuvent sur les tombes sans parvenir à les traverser. Quand l'inspiration aux doigts de fées quitte l'écrivain, il ne reste que l'homme et quand l'homme s'écroule sur la tombe de sa mère, il ne reste que l'enfant. Récit d'un enfant.



Evan un écrivain tel qu'en peuplent le monde à chaque siècle des milliers d'hommes.
La sensibilité exacerbée, l'âme artiste, un peu trop bleue, et la douce folie qui dort dans des yeux
chavirés. Rongé par une différence qu'il provoque, et qu'il n'accepte pas, dévoré chaque jour
davantage par une solitude sordide, il s'enfonce dans une profonde léthargie, dans un coma qui
engourdit ses sens et altère son âme. On pourrait dire que cette dernière est enrhumée, si bien que
l'inspiration qui faisait danser ses doigts sur des pages blanches... S'est envolée.
Sa solitude le ronge, il la traîne comme un boulet tout au long de ses journées vides et tristes. À son
réveil, elle est toujours là, à ses côtés, toujours fidèle, pas comme ces traîtres de mots qui le
narguent, et prennent la fuite dés qu'il les approche. Et lorsqu'il s'endort, elle dort avec lui, dans son
lit, blottie contre lui, elle rend le noir encore plus noir.
L'ennui lui tient la main, lui tient les trippes, et rien n'arrive à combler ce vide qui le consume et le
corrode.


Décor gris. L'on doit sentir comme du brouillard qui envelopperait le personnage principal dans un
voile de douleur. L'atmosphère est pesante. Au milieu de la scène, une tombe. Des fleurs déposées
dessus sont la seule touche de couleur.
Lumière bleutée sur Evan. Celui-ci est debout, tête baissée, près de la tombe. Il la regarde,
immobile.


EVAN = Ô Maman ! Maman m'entends-tu ? (criant) Maman ! Me voilà puni... (voix faible)
... Je suis si seul et si triste. J'ai beau savoir que nous sommes toujours seuls, je le déplore
parfois. (Il commence à tourner autour de la tombe les mains nouées dans le dos) . J'ai fait de
la solitude ma seule amie et elle me... (semble chercher le mot) ... Elle me tue ! Elle me
dévore ! Je la hais comme je me hais. J'ai si peur... (tombe à genoux en se tenant la tête) . Si
tu savais comme j'ai peur... Chaque jour est plus difficile, c'est un combat quotidien, ça m'élance, je
suis si fatigué. Parfois... (doucement, rêveusement) , j'aimerais m'endormir et ne jamais me
réveiller. Et oublier ce vide que je sens en moi. Je suis plein de vide que je comble avec des activités
futiles et matérielles. Mon corps ne sert à rien et l'ennui ne me quitte pas. (il commence à s'agiter,
à faire des allées et venues)
. Tiens ! L'autre jour, j'ai décidé de faire du jardin. Je crois que je ne
me suis jamais tant ennuyé. Le temps passait si lentement. Pourtant, quand j'ai eu fini, quatre heures
s'étaient écoulées et j'ai pris peur ! Que cela était passé vite pourtant ! Toute une journée à
m'ennuyer ! (ouvre de grands yeux, regard vers le public) ... Et pourtant, qu'est ce que l'ennui
passe vite ! Et soudain j'ai eu honte, tout ce temps qui s'égrenait et dans lequel j'aurais pu faire tant
de choses... Mais non ! Je le comble pour tâcher d'oublier que j'ai honte, que je suis bête et que je
m'ennuie. C'est déplorable. (Il rit) . Ça ressemble au petit Prince tu ne trouves pas ? L'homme
qui boit pour oublier qu'il a honte de boire.


Et puis... Chaque jour finit par s'envoler, et je n'ai rien fait de plus. Je me suis "occupé".
(Il rit) . Maman j'ai mal, je crève de solitude, même entouré je me sens bien trop seul, on se
tient tous chaud, on passe notre solitude ensemble, mais on en ressort encore plus mal.
J'ai peur le soir avant de m'endormir, je sais que si je m'endors, le jour où je suis encore parti sans
que je ne le voie, et que je regretterai encore de n'y avoir rien fait. (il ajoute comme pour lui-
même)
... C'est affreux ! (il s'arrête, semble réfléchir, et reprend en parlant vite, comme
affolé)
. Et chaque soir je tremble en pensant au lendemain, c'est une angoisse permanente.
Penser au lendemain à affronter, où je vais encore regretter de m'être ennuyé. (il plisse les yeux,
se penche et regarde le public)
. Et le lendemain venu (il sourit énigmatiquement) ...
lorsque je me réveille, je la sens toujours cette angoisse qui m'oppresse et me tenaille, cette peur,
cette peur du vide... Vide toujours présent d'ailleurs ! Et puis je regarde en arrière. Et je me dis que
c'était beau, c'était bien l'enfance. On s'amusait, on était insouciants, on mangeait des bonbons, on
n'était que sucre et innocence. Maintenant... (il tire une cigarette de sa poche et l'allume) on
est... Je suis fumée, dioxyde de carbone, ombre, solitude et je pourris. Plus j'en sais et plus je me
dégrade, plus je me dégoûte. Les choses au début (il ramasse une fleur) ... Quand tu ne sais
pas (la sent) , elles sont toujours belles (la regarde) mais après, (la jette) , tu
sais véritablement d'où elles viennent, qui elles sont, comment elles sont formées. Les choses perdent
leurs couleurs, leur magie, leur mystère, deviennent fades, et là, tu es vieux, et tu pourris par toutes
ces choses que tu as apprises. (il jette sa cigarette et s'assied sur la tombe) en fait, il n'y a
qu'une chose qu'on ne sait pas. C'est d'où on vient, à quoi on sert, et où l'on va. (il ramasse trois
fleurs)
. Ça fait trois. D'où on vient, bon, en dehors des gamètes de nos parents... Tiens ça aussi
maman ! Première désillusion, non je ne suis pas né dans un chou. C'est beaucoup moins poétique en
vérité. (il se lève, regarde le ciel en levant les bras, ton grandiloquent) Quel est notre rôle ?
(il rit joyeusement, ton acerbe) . Non mais faudrait arrêter ! Nous sommes si vaniteux qu'en
plus il nous faudrait un rôle ! (il rit encore un peu, s'essuie les yeux. Ton morbide) . Où va-t-on
? (il s'arrête et pleure) . Et moi... Et moi maman ? Où je vais comme ça ?


Où vais-je donc sans inspiration ? Je suis un écrivain raté, un bateau qui n'a plus de port,
et qui tangue, et qui tangue sur une mer déchaînée. Et mon coeur qui chavire par dessus bord. (il
fait mine de tanguer en se tenant le coeur)
. Je n'y arrive plus, j'y arrive pas. Je lis, je lis sans
cesse, je me gorge de mots comme une éponge, jusqu'à n'en plus pouvoir, jusqu'à vouloir en vomir.
(son débit s'accélère) . J'aspire toutes les peines, tout ce que les gens peuvent y mettre et y
jeter, des sentiments pêle-mêle qui se battent en duel, qui s'affrontent, qui se narguent, qui finissent
par faner, dépérir puis dans un dernier essor, s'éteignent pour de bon. Et qui me laissent chancelant,
pantois, désespéré et épuisé... (s'avachit sur le sol, semble usé) .
Mais je n'y arrive pas. J'aime tant les mots pourtant ! Il me touchent tellement, il me pénètrent si fort,
si profond, je les entends résonner et vibrer sur la corde de mon coeur tout au fond de moi...
(prend une grande inspiration)
... Mais je n'arrive pas à les faire sortir ! (pleure de nouveau)
. Ils font mon plus grand bonheur et sont la cause de tous mes chagrins, de mon plus grand
désarroi, de mon malheur grandissant. (se relève brusquement, s'agite, semble nerveux. Ton
grandiloquent)
Ils me trahissent chaque jour ! Et m'enlacent dans leurs bras impalpables ! Ils
refusent de sortir de ma bouche, de mes doigts, ils s'accrochent à mon cerveau, à mon coeur, à mon
âme, me laissent vide et sans joie, courent sur ma langue, dansent sous mes yeux, mais refusent
d'être déposés sur du papier !! (avec folie) Ils ne veulent pas ! (se reprend soudainement,
comme frappé par un éclair)
Et si j'avais perdu l'inspiration ? Et si je n'avais plus rien, plus rien
du tout ! Plus qu'une douleur artificielle provoquée par des émotions qui ne sont même pas miennes
mais qui me submergent ? Et si tout n'était qu'illusion ? Tu m'aimerais quand même ? (part d'un
grand rire)
. Alors je n'existe plus ! Je n'existerais plus, je pourrais nier mon existence, je
pourrais nier mon vide, mon ennui, mes peurs, et mon manque de talent ! Mon manque d'imagination,
d'inspiration. Je pourrais nier mon manque de mère ! Ma vie ne serait qu'une inexistence semée par
mon inutilité.
"Moi mon âme est fêlée" disait Charles Baudelaire ? Et moi, si je pouvais la regarder dans un miroir,
qu'y verrais-je ? Un enfant, sûrement seulement un enfant, un enfant complètement perdu. Un enfant
perdu dans une grande pièce noire, sur une terre putride et salée. Maman, la conscience conduit à la
raison, la raison à l'empêchement, la restriction, et la restriction et l'empêchement à la frustration au
manque. Le manque étourdit, oppresse, empêche de réfléchir, de raisonner. Alors nous arrivons à
une contradiction, la raison conduit à la déraison. Parfois même à la folie. Je crois que je suis
terriblement en manque alors. (il s'assied, reste immobile, et contemple le ciel) .

NOIR.
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