Extrait du site https://www.france-jeunes.net

L’oiseau nocturne


Comment l’horreur réincarnée a besoin de la peur pour se nourrir… Comment les petits de l’horreur sont une partie des ténèbres qui ne peut être détachée du néant. Venez lire mon histoire, et mettez une note, de 0 a 10 !



Il a commencé à apparaître en pleine nuit de décembre. Le douze décembre, exactement. C’est comme ça que l’horreur s’est déclenchée. Les habitants du village le trouvaient beau, unique.
Unique, c’est le mot. Aucun cas comme celui-ci ne s’est jamais déclenché nulle part sauf ici. Ce village tranquille, tellement petit qu’il passe inaperçu sur les cartes géographiques.

C’était le douze décembre, la fête des oranges. Tout le village chantait et dansait, joyeux. L’atmosphère était cordiale. Les plus jeunes allumaient des feux d’artifice, les plus vieux bavardaient entre eux, se racontant les dernières nouvelles du village.

C’est dans cette situation qu’il est arrivé.

Blanc, gigantesque, menaçant. Ses grands yeux noirs, aveugles, fixés sur Justine, la petite fille pauvre qui traînait ce jour-la dans les ruelles.

La pauvre fille était aveugle et sourde. Elle ne vit pas l’horreur, cachée derrière son masque, la regarder fixement. Elle n’entendit pas non plus les exclamations surprises et admiratives des habitants.

* *
*


Il venait des ténèbres, tout droit sorti du néant qui lui tenait lieu de nid. Il avait abandonné ses œufs, ses petits, au fin fond de la jungle noire, avec l’espoir de leur trouver de quoi manger. Il devait faire vite. Il n’aimait pas laisser ses petits seuls, sans défense.

Il cherchait la peur. La terreur, la substance qui s’écoulait des mortels lorsqu’ils étaient terrifiés. La nourriture qui conviendrait parfaitement a ses petits. La chair humaine, même réduite en bouillie, ne passait pas a travers la coquille des œufs.

Il devait alors trouver quelque chose de moins matériel, mais d’aussi nourrissant. Il avait alors pensé à la peur. Le liquide qui s’écoulait des pores de la peau, tellement petit que les humains ne savaient pas qu’il était la.

Il connaissait bien la peur. Lui, ne l’avait jamais ressentie. Mais il avait vu nombre d’humains vivant avec la peur. Ils finissaient par se tuer eux-mêmes. Le liquide, la peur, s’écoulait hors de leur organisme, sans cesse, en continu. Mais leur organisme en avait besoin, pour survivre.

Lorsque toute la peur qu’ils avaient en eux finissait par se tarir, ils mouraient. Les médecins accordaient souvent cela a un arrêt cardiaque.

Ils sont bien loin de la vérité. Les humains vivent avec leurs propres lois. Ils se tuent entre eux, se causent des problèmes. Mais ils sont heureux. Ils restent indifférents devant la souffrance des personnes qui viennent de tarir leur source de peur. Ils refusent l’idée que le monde change. Ils veulent que tout reste pareil, ne change jamais. Ils passent leurs journées a répéter inlassablement les mêmes gestes, sans jamais se demander ce qu’il y avait de l’autre coté de la barrière de l’habitude. Si jamais le monde changeait un jour, ils en mourraient tous. Sur le coup.

L’idée qu’ils meurent tous l’agaçait. S’ils mouraient, il risquait de se retrouver prisonnier de son propre nid. Incapable de sortir des ténèbres. Incapable de se détacher du néant dans lequel il vivait. Ses petits mourraient.

Il se retrouvait donc dans ce village, a la recherche d’une peur en quantité considérable pour nourrir ses descendants. Ils poursuivraient sa noble tache. Il avait trouvé la proie idéale. Une petite chose, dénudée sous la fine carapace – des vêtements de tissu, mais il ne le savait pas – qui protégeait les parties de son corps les plus vulnérables.

Avant de l’effrayer et de s’accaparer de sa peur, il voulait s’amuser un peu. Il ne venait que très rarement, juste pour trouver de quoi manger, tous les quarante ans environ. Il tourna la tête pour deviner la chaleur corporelle des autres. Etant aveugle, il ne pouvait deviner la présence des humains que par la chaleur que dégageait leur corps.

Une chaleur certaine attira son attention. Une des personnes, autour de lui, était sur le point de le toucher. Une odeur tellement proche de lui qu’il planta vivement son bec dans la forme qui s’approchait de son corps blanc.

Il entendit un bruit de hache qui s’abat sur un morceau de bois, et un liquide chaud s’écoula sur son bec noir. Le bruit des habitants paniqués se fit entendre. Tous allaient se réfugier dans leur maison pour lui échapper. Il entrouvrit légèrement le bec pour laisser couler le liquide sur sa langue. Le sang. Il venait de tuer un humain.

Le goût du sang lui plut. Il n’avait pas envie de tuer des mortels pour goûter à leur sang, mais, s’il touchait une personne accidentellement, il pourrait s’attarder à le vider de la substance que renfermait son corps.

Sentant toujours le sang couler le long de son bec, il fit quelques pas maladroits. Ses pattes n’étaient pas faites pour marcher sur un endroit ou l’attraction était si forte.

Il se déplaça sur quelques mètres, et stoppa net. Une chaleur s’approchait de lui.
Trop rapidement.
Trop dangereusement.

* *
*


C’était Justine. Elle avait senti un corps étranger. Elle s’était approchée de ce corps, dans l’espoir de pouvoir le toucher pour savoir ce qu’il était exactement. Elle s’approchait, toujours, sans s’arrêter. Sans douter. Sure d’elle.

* *
*


Il avait senti que cet humain n’était pas comme les autres. Il avait senti dans la chaleur du corps que pas une seule goutte de peur ne s’échappait de ce mortel. C’était inhabituel, certes, mais il n’allait pas se laisser avoir par cette farce stupide.

Il se tourna vers la chaleur. Elle venait de poser une partie de son corps sur son plumage. Ne sachant pas a quoi ressemblaient les humains, il ne comprit pas que Justine venait de poser une main tranquille sur ses plumes blanches, élégantes. Chacune d’elles mesurait environ quatre mètres, sinon plus.

* *
*


Justine attrapa l’une des plumes, et la caressa en douceur. Elle sentait bien que le corps étranger qu’elle avait deviné tout à l’heure était tellement étranger qu’il n’avait pas été créé sur Terre. Il venait d’ailleurs, d’un endroit inconnu des humains.

Elle se ravisa. Si, elle connaissait cet endroit. Elle le voyait tous les jours, a l’intérieur de ses paupières. Il venait du creux. Du rien. Du néant, du vide, des ténèbres, n’importe quel mot convenait parfaitement. Elle voyait ce monde jour et nuit. Sans couleurs, sans formes, sans gravité. Comme dans un trou noir, le temps n’existait pas dans cet endroit.

Justine était aveugle de naissance. Elle ne connaissait donc pas comment se nommait la couleur qu’elle voyait chaque jour devant elle. Elle avait déjà demandé aux gens s’ils pouvaient la renseigner, mais jamais elle n’arrivait à décrire la couleur. Une couleur ne se décrit pas. Elle se devine. Justine avait donc appelé cette couleur l’ « Orin ».

Il lui avait fallu plus de deux ans pour trouver ce mot. Elle l’avait finalement trouvé. Non, elle l’avait ressenti. Ce mot, elle l’avait toujours connu dans son inconscient. Mais il n’était apparu clairement a ses yeux que deux ans auparavant, alors qu’elle se douchait.

Tout en caressant le plumage, elle tenta de retourner dans le monde qu’elle connaissait si bien, dans le vide. Malgré sa concentration, elle n’y arriva pas. Elle le voyait, mais n’arrivait pas a se projeter dedans. Une force inconnue l’empêchait d’approcher. Il lui semblait apercevoir quelque chose au fin fond du vide. Un mouvement. Un être (humain ?). Non. Trois petites choses qui bougeaient, très faiblement, tellement faiblement qu’elle ne les avait vu qu’une seule fois. Elle ne les voyait plus maintenant.

Elle renonça à essayer d’entrer dans le vide, le monde ou vivait la créature géante qu’elle caressait.

* *
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Il sentait le doute s’insinuer en lui. Un léger doute, presque inexistant, mais il était la tout de même.

Il n’avait connu le doute qu’une seule fois dans sa longue vie ; le jour ou ses petits avaient failli être tués par le changement brutal du néant.

* *
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Avant ce jour, le néant avait une gravité – tellement faible qu’on ne la percevait presque pas – et ses petits, ses œufs, pour basculer de droite a gauche, utilisaient la force de la gravité. Ils l’attiraient à travers la coquille, l’enfermaient, la maniaient, et finalement la relâchaient d’une certaine façon, d’une manière qui leur permettait de se mouvoir doucement.

Quand la gravité fut totalement inexistante, les petits la cherchèrent encore en vain, pour l’attirer dans leur coquille. Ils attiraient à eux tout ce qui passait – pas grand chose – et l’enfermaient dans leur coquille.
Si bien qu’une fois qu’ils eurent compris que la gravité avait disparu, ils essayèrent d’attirer à eux le vide lui-même. Ils prirent donc possession d’un morceau de vide, d’une infime partie de tout le vide qui les entourait.
Ce vide ne leur permettait pas de bouger, mais ils jouaient avec, ils le retenaient prisonnier dans la coquille.
Malheureusement pour eux, ils ne savaient pas que le vide mange tout organisme vivant qui se trouve enfermé quelque part avec lui, de façon à agrandir son territoire. Les organismes trop grands ne pouvaient pas être mangés, leur poids interdisant au vide de seulement les toucher.

C’est pour ça qu’il pouvait aller et venir tant qu’il le voulait, jamais il n’avait peur d’être victime du vide.

Ses petits, eux, ne le savaient pas. Ils étaient douze, au départ. Douze œufs, gigantesques, imposants, nichés dans un nid d’autant plus grand qu’il ne pouvait être mangé par le vide.

Huit œufs sur douze avaient décidé d’attraper le vide, un jour, et en avaient péri. Sur les douze, il n’en restait donc plus que quatre encore vivants, mais faibles. Il avait douté, ce jour-la, se demandant si la gravité n’était pas capitale pour son existence et celle de ses petits.

Aujourd’hui encore il se pose la question, mais même si aucune réponse ne lui fut apportée, il ne craignait presque plus pour ses petits – ils avaient compris la leçon.

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Pour la seconde fois de sa vie, il doutait. Cette chaleur, à coté de lui, l’approchait. Le touchait, le caressait, et n’en avait pas peur. Pas une micro goutte de peur ne s’échappait des pores de sa peau.

* *
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Justine ne caressait plus la chose qui se trouvait devant elle. Elle pensait à une façon de rentrer le monde, le seul qu’elle n’ait jamais connu. Elle pensait que la cause de son incapacité a entrer dans ce monde était soit la chose qu’elle venait de caresser et qui l’empêchait d’approcher de quelque chose qui se trouve dans ce monde, soit le fait qu’elle s’éloigne peu a peu du monde de la cécité – c’est-a-dire, qu’elle recouvrait la vue petit a petit.

Cette dernière hypothèse la remplissait d’espoir, mais elle préférait ne pas s’y accrocher trop fortement, car elle était quasi impossible. La première hypothèse semblait donc être la plus probable. Le corps immobile qui s’étalait sur une vingtaine de mètres devant elle voulait protéger quelque chose qui lui était cher, mais quoi ?

C’est ce a quoi pensait Justine, quand soudain l’oiseau – elle avait découvert que c’était un oiseau, en touchant ses plumes – bougea brusquement. Justine ne pouvait pas voir ses mouvements, ni même les entendre. Mais elle posa une main sur le corps du volatile et sentit qu’il voulait se retourner. Vers elle, sûrement.

« Pour me voir, peut-être, pensa-t-elle sans savoir que l’oiseau était aveugle lui aussi,ou pour me manger. Ou alors il veut simplement s’envoler, et je me fais des idées grotesques. Mais quelque chose me dit qu’il a compris que je sais ou il vit, et il veut essayer de me barrer le passage vers sa demeure. J’ai déjà vu à quoi ressemblait une partie de son chez-lui – ces petites choses qui bougeaient faiblement – mais je pense qu’il ne le sait pas.

Ou alors…
elle sourit à cette idée. Il veut m’inviter à le suivre chez lui.

* *
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Il se retourna pour sentir de plus près cette chaleur qui n’avait pas peur de lui. Une chaleur dans les tons gris. Il sentait les chaleurs a leur couleur. Il était aveugle, mais voir les couleurs de chaque chaleur n’était pas uniquement un travail pour les yeux.

Quand la couleur était froide – bleu, vert, et gris pour le glacial – cela signifiait que cette chaleur ne ressentait aucune peur, aucune émotion spéciale, ou bien était morte.

Quand la couleur était chaude – orange, jaune, et rouge pour le brûlant – cela signifiait que cette chaleur avait peur, ressentait une émotion spéciale, ou bien faisait un effort considérable pour son organisme.

Cette chaleur était dans les tons gris, cela pouvait donc signifier deux choses : ou bien l’humain qui le touchait était mort, ou bien il avait aussi peur qu’une bande de lions affamés auraient peur si on les mettait dans une cage remplie de viande fraîche.

La comparaison paraissait ridicule, mais elle était vraie. Et il commençait à ressentir un léger pincement au fond du gouffre qui lui tenait lieu d’estomac. De la peur ? Il espérait que non. De la faim, peut-être. Oui, c’était sûrement ça.

Cela faisait environ trente-huit années qu’il n’avait pas mangé, et il avait faim. Ses petits aussi. Il lui fallait absolument trouver de la nourriture, sans quoi il se retrouverait seul, privé de ses petits.
Si la chaleur grise qui était à coté de lui n’avait pas peur de son apparence, alors il devrait jouer le grand jeu. Il se retourna de façon à se trouver face a elle – la chaleur grise – et ouvrit grand le bec, de façon à l’impressionner.

Il s’était attendu à voir la chaleur changer de couleur, virer du gris au jaune, ou peut-être même à l’orange. Mais non, aucun changement du coté de la chose qui était à coté de lui.

* *
*


Justine savait maintenant pourquoi l’oiseau s’était retourné. Il voulait lui faire peur – ou mal. La peur serait la plus probable, mais, au fond, elle savait que l’oiseau ne comprenait pas pourquoi elle ne ressentait aucune peur.

Elle essaya une nouvelle fois de se glisser dans le monde qu’elle voyait chaque jour. Cette fois, elle réussit à y entrer. Elle avait déjà pénétré ce monde lorsque la gravité existait, mais jamais lorsqu’elle fut disparue.

Le fait qu’il n’y avait aucune gravité aggravait les choses. Le vide ne pouvait pas l’avaler, car elle était sans cesse en mouvement, et légèrement trop grande. Mais elle ne pouvait plus se déplacer.

Elle n’avait pas d’ailes comme l’oiseau. Même avec l’absence totale d’air, l’oiseau pouvait battre des ailes; au lieu de battre l’air, elles battaient le néant, qui faisait office de courant.

Elle essaya d’avancer avec les mains, les pieds, elle essaya de souffler pour se faire partir en arrière. Rien n’y fit, elle n’avait pas bougé. Elle arrêta de gaspiller ses efforts et réfléchit à une manière de se déplacer.

* *
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Il se retourna encore une fois. La chaleur venait de changer. Elle était entièrement noire – un phénomène tellement rare que c’était la première fois qu’il y assistait.

Cette couleur pouvait signifier deux choses : soit le corps venait de disparaître, soit il était toujours la mais aucune âme ne l’habitait – pourtant il n’était pas mort.

Il se rappela soudain d’une phrase que lui avait dit son père, ce grand volatile, blanc lui aussi, mais beaucoup plus imposant que lui - il n’était qu’au début de son existence.

« Tu es encore jeune, mon fils, mais tu deviendras un grand maître, comme moi; tu te nourriras sans avoir besoin de creuser profondément; mais n’oublie jamais, au risque de perdre ta vie, qu’il existe certains humains qui sont capable de rentrer dans notre monde. »

Il pensa à cette chaleur qui n’avait pas peur de lui, et soudain un message d’alerte se promena dans ses pensées. Ses petits !


* *
*


Justine avait trouvé deux façons de se déplacer : soit par la pensée – le néant permettait toutes sortes de magies – soit en attendant le retour du volatile, et de se laisser porter par le courant créé par ses ailes.

Justine jubilait intérieurement : malgré sa cécité, elle était dans ce monde aussi a l’aise qu’un poisson dans l’eau. C’était son monde, celui qu’elle avait toujours connu. Elle savait que son corps était resté dans le monde des vivants, mais elle préférait celui-la.

Dans ce monde, son monde, elle voyait. Les couleurs, même si elle ne savait pas les nommer, même s’il n’y en avait qu’une, celle qu’elle appelait l’ « orin ». S’il y en avait, elle pourrait voir les formes. Le temps, par contre, était absent.

« Le néant est une éternité, lui avait dit un jour son père, le temps n’existe pas la ou tu vis. »
Justine ne voulait pas essayer de se déplacer par la pensée, elle attendit donc le retour du géant des ténèbres.

* *
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Il prit son envol et s’éleva à cinquante mètres du sol. Le néant ne faisant pas partie du système solaire, pour y accéder, il devait créer une sorte de tourbillon spatio-temporel. Pour cela, il devait voler en cercle, de façon à ce que l’air forme une petite tornade.

A ce moment-la, il devait accélérer le rythme, pour que le cœur de la tornade n’ait plus aucune gravité ni aucun indice temporel. C’était un mystère que les êtres humains n’avaient jamais réussi à élucider: le contrôle du temps.

Il ne leur était jamais venu à l’idée que, la ou la gravité était entièrement nulle, ou même négative, le temps s’arrêtait.

« Une espèce sous-développée, pensa-t-<il>il »

Apres avoir créé la tornade, il se jetait dedans et s’enfonçait dans le cœur du tourbillon, pour enfin finir sa course dans le monde qui était le sien.

Pour aller dans le monde des humains, l’air n’existant pas, il avait du trouver une autre façon de traverser le temps et l’espace. Il avait donc volé, encore et encore, toujours de plus en plus vite. Au bout d’un certain moment, la vitesse était telle qu’il avait du ouvrir le bec pour réduire l’aérodynamisme et fermer ses paupières d’oiseau car, même aveugles, ses yeux s’enfonçaient dans leurs orbites.

Finalement, son effort avait été récompensé. Il avait gardé sa vitesse, et ouvert brusquement ses ailes. Le choc aurait pu lui coûter la vie s’il n’avait pas eu le réflexe de plier les ailes une fraction de seconde apres les avoir ouvertes, car elles auraient été arrachées du corps aussi facilement et rapidement qu’on déchire une feuille de papier.

Le fait d’ouvrir les ailes avait creusé un long mais étroit sillon dans le néant, l’avait déchiré. Il s’était fait aussi petit que possible pour passer au travers, car il voyait bien que son corps ne pourrait pas passer par cette fente étroite.

Finalement, le fait que la fente fut étroite ne le gêna en rien, car elle s’agrandissait et prenait la taille de celui qui la traversait.

Aujourd’hui, il voulait absolument retrouver ses petits et les protéger, même si cela devait lui coûter la vie, cette vie qu’il avait bien pris soin de garder intacte.

Il forma la tornade, a cinquante mètres au-dessus du sol. Aucun habitant du village ne le vit, chacun était retourné chez lui ou chez un voisin pour se protéger du la chose qui les attaquait et qui avait tué Peter, le buraliste du village.

Il n’eut donc pas a monter plus haut dans le ciel, au-dessus des nuages, pour se cacher des humains.

Il entra dans la tornade qu’il venait de créer et se jeta au fond. Il se retrouva dans un endroit complètement différent de l’atmosphère terrestre, un endroit vide, intemporel et unicolore.

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Justine attendait, patiente, que l’oiseau arrive. Elle balayait l’endroit du regard, dans l’espoir de revoir ce qu’elle avait entraperçu lorsqu’elle avait essayé d’entrer dans ce monde.

Elle ne le trouva pas, mais, en revanche, elle fit une découverte spectaculaire:une fente, assez étroite, mais énormément longue – elle s’étalait sur plus de trente mètres – qui devait être à l’origine de l’arrivée de l’oiseau sur la terre.

Justine pouvait goûter, pour la première fois de sa vie – non, la deuxième, si on comptait les petites choses qu’elle avait vues se trémousser – au plaisir de la vue. Dans ce monde, elle pouvait voir, avez l’esprit, certes, puisque son corps était toujours sur terre, mais elle voyait, et elle savait que ce qu’elle voyait n’était pas une invention de son imagination.

Elle regardait la fissure, en se demandant quelle pouvait bien être la cause de cette déchirure dans le vide, lorsque l’oiseau apparut comme par magie sur sa gauche.

Enfin, son esprit crut voir l’oiseau apparaître tout d’un coup, mais c’était en fait la vitesse du volatile, qui frisait les cent kilomètres a la seconde, qui lui avait fait croire cela. L’oiseau venait tout simplement de franchir la fenêtre intemporelle qu’avait ouverte la tornade.

Justine fut désemparée pendant une dizaine de secondes. Apres être apparu à une vitesse qui était impossible a imaginer sur Terre, l’oiseau venait d’être brutalement freiné et avançait maintenant a une vitesse ridicule. Peut-être était-ce l’absence de gravité qui empêchait le volatile de planer.

Justine se reprit, et attendit que l’oiseau passât à son coté pour attraper une plume et s’y agripper avec force. Par rapport à la taille de l’oiseau, son poids était tel que le poids d’une fourmi sur un corps humain; enfin, l’espérait-elle.

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Il était enfin arrivé dans son monde. Apres avoir franchi la fenêtre – un mouvement habile qu’il répétait tous les quarante ans environ, depuis deux siècles – il vit sa vitesse diminuer rapidement, et commença à battre des ailes pour ne pas s’arrêter entièrement.

Il sentait une présence étrangère dans le monde, mais ne s’en inquiéta pas. Il était déjà arrivé qu’une tornade terrestre, emmenant avec elle de petits êtres vivants – insectes, têtards ou, quelques fois, petits poissons – tournât à une vitesse telle qu’elle arrivait dans ce monde.

Il avançait, se rapprochant un peu plus, a chaque coup d’aile, de son nid. Alors qu’il volait, il avait senti quelque chose – une chose toute petite, tellement minuscule qu’elle ne couvrait même pas une plume entière de son corps – monter sur lui.

Comme Justine, il pouvait voir dans son monde, même si ce n’était pas seulement son esprit qui était présent. Il voyait la fente qui lui avait permis, lors de son premier voyage vers la Terre, de s’éloigner du néant. Il commençait à apercevoir, aussi, son territoire.

Son territoire n’était délimité d’aucune manière, Justine ne savait donc pas ou elle entrait, et ce qu’elle risquait à se trouver chez l’oiseau.

Il avançait, battant des ailes sans relâche, accélérant le rythme quelques fois, car il s’imaginait déjà trouver ses petits morts, peu importe de quelle façon ils avaient été tués.

Si cette chaleur, qu’il avait vue sur terre, avait touché à ses bébés, elle risquait fort de devoir subir une vengeance assez sanglante, pour ne pas dire carnassière.

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Justine, maintenant montée sur le dos de l’oiseau, en profita pour admirer l’animal. Sa carrure était imposante, sans aucun doute, puisque deux fois son propre corps pourrait tenir sur une seule plume.

Maintenant qu’elle pouvait voir, Justine se rendit compte que l’oiseau était blanc – elle pouvait voir la couleur, mais pas la nommer, donc elle ne savait pas que l’animal était blanc. Elle nomma cette couleur l’ «elia », sans savoir que ce nom la suivrait dans ses pensées jusqu'à la fin de son existence, mais qu’elle ne saurait plus ce qu’il signifiait.

Justine agrippa ses mains aux autres plumes, de façon à monter, petit a petit, le long du cou de l’oiseau, puis sur sa tête. Lorsqu’elle y fut arrivée, elle baissa les yeux pour voir le bec et les yeux du volatile. Les yeux étaient comme des globes, ronds comme des billes, mais, vus du dessus, ils ressemblaient plus a des demi-cercles, l’autre moitié étant enfoncée dans les orbites.

Le bec, quant a lui, devait mesurer un quart du corps de l’oiseau.

« Long, fin, aérodynamique, pensa-t-elle. »

Justine ravala un hoquet de surprise. Jusqu'à maintenant, elle ne connaissait pas ce mot.

Aérodynamique. Il lui était venu a l’esprit, clair comme de l’eau, et elle en possédait la signification.

Peut-être connaissait-elle d’autres mots, en rapport avec l’oiseau, dont elle n’avait jamais entendu parler, mais dont elle avait toujours eu la signification ?

La jeune fille s’immobilisa. Cet oiseau venait déjà de lui apprendre que les aveugles connaissaient deux mondes, dont l’un connu d’eux et d’eux seuls. Il venait aussi de lui apprendre que les humains ne pourraient pas vivre sans gravité, mais il lui apprenait aussi du vocabulaire.

Cela pouvait paraître totalement absurde a quiconque connaîtrait cette histoire, puisque l’oiseau, qui ne connaissait ni la langue française, ni même une seule langue – il ne parlait pas, il communiquait – pouvait apprendre des mots a une aveugle qui ne connaissait même pas les couleurs.

Les pensées de Justine furent interrompues par une brusque bouffée de terreur. Elle n’avait pourtant rien vu d’effrayant, mais elle se sentait… étrangère. Elle pensa que c’était parce que l’oiseau était la depuis bien plus de temps qu’elle, mais cela ne lui convenait pas.

Elle essayait de donner une signification convenable a cette terreur qui la rongeait, quand soudain l’oiseau freina et s’immobilisa.

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Il était enfin arrivé a destination. Il n’y avait rien qui puisse délimiter la territoire, mais il savait que c’était ici chez lui. Ses petits étaient la, dans l’énorme panier qui leur tenait lieu de nid.

Il se précipita vers eux, s’attendant au pire. Sur les quatre œufs, seuls trois semblaient vivre. Ils émettaient leurs petits gémissements, qui signifiaient qu’ils avaient faim.

Le quatrième œuf était blanc – mort. Il sentit une bouffée de colère monter en lui, et se promit de massacrer l’humain qui avait tué son petit.

Il ouvrit grand le bec, et prit l’œuf mort. Celui-ci se brisa, et ses morceaux tombèrent au fond des ténèbres. L’œuf était vide. Il comprit que l’humain n’avait rien fait. C’était, une fois de plus, le néant qui avait tué son petit.

Il se laissa tomber dans une chute sans fin, mais, au moment ou l’on aurait pu croire quil allait disparaître dans le néant, il déploya ses ailes et remonta lentement pour retrouver le nid et ses petits.

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Justine ne vit qu’une partie de la scène qui se déroulait sous elle; elle ne voulait pas se pencher davantage par-dessus la tête du volatile, au risque de tomber.

Elle vit quatre œufs, trois d’une couleur beige et un entièrement blanc, suspendus dans le vide.
« Ils flottent, pensa-t-elle sans même se demander comment ils flottaient. »

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Et, en effet, les œufs flottaient, mais pas comme elle se l’imaginait. Elle s’imaginait qu’ils volaient, comme si les oisillons a l’intérieur de la coquille battaient déjà des ailes pour se maintenir toujours a la même hauteur.

Ce n’était pas tout a fait correct. Les œufs flottaient, mais ils étaient tout de même posés sur quelque chose.

Lorsque l’oiseau avait déchiré le vide, des lambeaux de la paroi qu’il venait de détruire étaient tombés tout autour de la fente. Il les avait tous entassés pour former un nid formé de morceaux de vide.

Il avait ensuite pondu ses œufs dessus.

Le nid était assez grand pour contenir ses douze oeufs, mais il aurait bien pu en contenir deux ou trois de plus.
Au départ, il s’était demandé si le nid ne risquait pas de tomber au fin fond des ténèbres. Mais une pensée s’était imposée a lui : « Le vide ne peut pas manger du vide. »

Cela l’avait rassuré, et il était maintenant sur que ses petits ne risquaient pas de tomber.

Le nid étant fait de la même matière que le reste, aux alentours, cela donnait l’impression que les œufs flottaient.

Pourtant ils reposaient bien sur quelque chose.

Et Justine venait juste de s’en apercevoir.

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Justine profita du fait que l’oiseau s’était approché du nid pour glisser le long de son cou, et descendre du corps du volatile. Elle se retrouva près d’une des pattes de l’oiseau.

Elle n’avait pas remarqué les serres, noires, aussi longues que ses deux bras, collés ensemble. En cas de danger, le volatile pourrait lui percer le cœur en lui plantant le bout de sa serre dans la chair.

Justine leva les yeux et aperçut la tête de l’oiseau. Celui-ci était trop occupé a prendre un de ses œufs dans le bec.

Justine regardait chacun des mouvements du géant blanc. Il prenait l’œuf, comme pour le jeter au loin. Puis, soudain, l’œuf se brisa. Les miettes qui en résultèrent tombèrent sur Justine, qui se rendit compte que l’œuf était vide.

Elle ne se demanda pas pourquoi. Elle se déplaça légèrement sur sa droite, de façon a disparaître derrière un œuf.

Elle se rendit compte qu’elle pouvait se déplacer, la ou elle était. Elle pouvait sauter, courir, bouger, comme s’il y avait une gravité – et pourtant il n’y en avait pas. Ce qu’elle ne savait pas, c’est qu’elle marchait en fait sur des lambeaux de néant.

Pour la première fois depuis qu’elle était venue ici, Justine se demanda qu’est-ce qu’elle faisait la. Elle était venue, peut-être, dans l’espoir de tuer la bête ? Quelle petite inconsciente !

Maintenant, elle était prisonnière du vide, et ne pourrait en ressortir qu’avec l’aide de l’oiseau.

Malgré la peur qui lui rongeait les entrailles, elle sortit de l’ombre et se montra devant l’oiseau. Elle voulait communiquer avec lui – peu importait de quelle façon elle comptait le faire.

L’oiseau baissa la tête et l’aperçut, petite humaine entre ses trois petits.

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Il venait d’apercevoir l’humain. La, niché entre les trois œufs. Une petit créature, sans défenses, aussi petite qu’une fourmi.

Il sentit la colère monter une nouvelle fois en lui, non pas a cause de la mort d’un de ses petits, mais parce que cet humain, le premier humain qui ait réussi a venir ici depuis des siècles, piétinait son territoire; pire, il était dans le nid de ses petits protégés !

Il essaya de se calmer, même s’il comptait le tuer. S’il s’emportait, il risquait d’endommager les œufs.

Il pointa son bec vers l’humain et abaissa brusquement la tête. Il sentit du sang couler le long de son bec.

Il venait de tuer l’humain.

* *
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Justine vit l’oiseau baisser la tête vers elle. Il la scrutait patiemment. Mais elle eut un mauvais pressentiment. Il comptait la tuer, même si elle n’avait rien fait.

Elle réfléchit rapidement. Jamais de sa vie elle n’avait été aussi pressée de finir de réfléchir. Tout ce qui comptait maintenant pour elle, c’était de partir d’ici.

Une idée s’imposa a son esprit. S’il comptait la tuer, il ne serait satisfait que lorsqu’il sentirait le goût du sang sur son bec.

Elle se précipita vers un œuf, et, d’un grand coup de poing, réussit a briser la coquille.

Le trou était tellement petit pour l’oiseau qu’il ne le vit pas, mais Justine, elle, voyait son salut a travers le trou.

Elle enfonça la main a l’intérieur de la coquille. Elle sentit, a l’intérieur, un petit être, tout juste formé, qui gesticulait lentement.

* *
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Le petit n’aimait pas les étrangers, et n’appréciait pas du tout qu’une main humain rentre dans sa coquille. Son bec n’était pas encore tout a fait formé, mais il était la tout de même. Il comptait s’en servir pour empêcher l’intruse de lui faire du mal.

Il baissa le morceau de chair nue qui lui tenait lieu de tête, et essaya de toucher la main.

Mais ses yeux, qui n’étaient pas encore formés – une épaisse pellicule de peau les recouvrait entièrement – ne pouvaient aider le bec a bien viser.

Sentant toujours la main qui cherchait en lui, ne pouvant se défendre, il commença désespérément a geindre, pour alerter sa mère.

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Justine venait de glisser le bras entier dans la coquille. Elle sentait la chair chaude, mais aussi les veines du petit être. Le sang qui passait a l’intérieur ferait office de nourriture pour la mère.

Justine ne pouvait pas prendre la veine entière dans sa main – elle était bien trop grosse pour cela -, elle se contenta donc de la pincer, le plus fort qu’elle put, de façon a faire couler le sang.

Au bout de deux secondes de pincements, elle sentit le sang qui coulait sur ses doigts, puis qui se déversait sur sa paume, son avant-bras, puis enfin son bras.

Elle tourna la paume de sa main vers le haut, et remonta légèrement les doigts, de façon a former une sorte de petit récipient avec sa main, pour garder le plus de sang possible dans celle-ci.

Lorsqu’elle vit l’oiseau, au-dessus d’elle, baisser brusquement la tête pour la tuer, elle se cacha derrière l’œuf et mit sa main pleine de sang dans la ligne de vision du volatile.

Ainsi, elle serait vive, et l’oiseau penserait l’avoir tuée.

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Maintenant qu’il avait tué l’humain, il se retourna lentement pour reprendre son envol, lorsqu’il entendit un de ses petits l’appeler.

Il regarda vers le nid, et aperçut un œuf qui était en train de virer au blanc.

Il n’y prêta pas beaucoup d’attention. Il pensait que c’était encore le vide qui venait de le détruire.

Il resta près de l’œuf tout de même, pour être la au moment ou il faudrait détruire la coquille vide.
Soudain, l’œuf cessa de geindre.

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L’oiseau avait transpercé la main de Justine. Elle avait laissé sa main sous le bec qui fonçait, et son sang coulait maintenant a flots. Elle avait mal, mais elle déchira un morceau de sa jupe pour empêcher l’hémorragie.

Justine vit que l’oiseau regardait fixement l’œuf qu’elle venait de percer d’un trou.

Elle profita de ce moment d’inattention pour se glisser derrière l’œuf qui se trouvait a sa droit, puis derrière l’autre.

En ayant fait ce mouvement, elle s’était retrouvée a coté de la patte de l’oiseau. Elle sauta et attrapa une plume de l’oiseau au vol.

Elle se hissa tant bien que mal, malgré sa main blessée, sur le dos du volatile.

Elle était maintenant hors de portée de son bec. Elle ne risquerait plus rien, jusqu'à l’envol de l’oiseau.

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Il n’entendait plus aucun gémissement. Il se dit que c’était le moment de briser la coquille.

Il prit l’œuf dans son bec. Il s’attendait a trouver la coquille vide lorsqu’il l’aurait brisée.

Mais, a la place du vide, ce qui sortit de la coquille lorsqu’il l’écrasa entre son bec fut du sang.

Au lieu de se briser sans violence, la coquille venait d’exploser littéralement dans son bec.

Du sang gicla. Rouge, luisant. Il coulait de partout. Il s’échappait de la coquille, glissait sur son bec, tombait, goutte par goutte, sur son beau plumage blanc, pour finir sa course au fin fond du néant.

Puis, ce fut au tour du morceau de chair de tomber. Un embryon d’oiseau – son petit, son bébé – tomba sur son bec, et y resta accroché quelques instants, immobile.

Enfin, comme le sang, il finit sa course en tombant dans le vide sans fin.

Il ne comprenait pas ce qui se passait. Il avait juste brisé la coquille, comme chaque fois qu’un de ses petits laissait place au vide. Cette fois, ce n’était pas le vide qui avait tué son bébé
C’était le sang. Son bébé c’était noyé dans son propre sang.

Il voulait détruire tout ce qu’il y avait devant lui. Mais s’il le faisait, il risquait de tuer ses autres petits, et c’était bien la dernière chose qu’il voulait.

Il jeta un regard désolé au nid, et vit ses deux petits, les deux survivants. S’il voulait que ses petits vivent cinq siècles comme lui le ferait, il devait leur trouver de quoi se nourrir.

il devait donc retourner dans le monde des humains, sur la Terre. Cette idée ne l’enchantait guère, mais il n’avait pas le choix.

Il prit son envol, traversa la fente, et se retrouva dans le système solaire, a plus d’un million de kilomètres de la Terre.

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Justine sentit que l’oiseau s’envolait. Elle s’accrocha encore plus a ses plumes pour ne pas tomber. Elle appréhendait le voyage.

Elle voyait toute la trajectoire du volatile, de la ou elle était. L’oiseau venait de s’infiltrer dans la grande fente qu’elle avait vue en arrivant.

Lorsqu’elle passa la fente, elle se rendit compte que les alentours avaient complètement changé; tout était de la même couleur, certes, mais elle était bel et bien revenue chez elle.

Elle sentit une bouffée de joie monter en elle, et faillit lever les mains en signe de victoire, mais elle sentit l’oiseau accélérer dangereusement et préféra s’accrocher plus fortement a ses plumes.

Au bout de quelques secondes, Justine crut qu’elle n’allait pas survivre. La vitesse lui déformait entièrement le visage : ses yeux, même aveugles, étaient enfoncés dans leurs orbites.

Elle n’arrivait pas a garder la bouche fermée; son nez était presque entièrement aplati sur sa figure. Elle pensait même avoir été scalpée par la vitesse.

Les vagues d’air formées par les ailes de l’oiseau s’infiltraient dans son nez, et ce fut ce qui la sauva.

L’absence d’air dans l’espace empêchait aux humains de respirer, mais l’oiseau créait de grandes vagues d’air avec ses ailes, et chacune des vagues permettait a Justine d’inspirer profondément.

Au bout de quelques minutes seulement, Justine sentit que l’oiseau freinait, sûrement a cause de la proximité de la destination: la Terre.

Elle coucha sa tête sur le corps de l’oiseau, et attendit patiemment l’atterrissage.

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Il était arrivé a destination. Lorsqu’il vit la Terre se rapprocher peu a peu, il ouvrit grand les ailes pour se freiner.

Il atterrit enfin, posant ses pattes sur le sol du village ou il avait semé la panique.

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Justine ressentit le choc de l’atterrissage au moment même ou l’oiseau posait ses pattes sur le sol.
Elle se précipita en bas, pressée de descendre du corps de l’oiseau.

La place du village était vide, comme s’ils étaient partis depuis quelques secondes seulement. Cependant, Justine, redevenue aveugle, ne le savait pas.

Elle ne s’attarda pas sur le sujet. Pendant le trajet, elle avait songé a une façon de faire repartir l’oiseau chez lui, et une seule façon lui paraissait convenable.

Elle se plaça sous la tête de l’oiseau et cria pour attirer son attention.

Il baissa enfin la tête sur elle.

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Il baissa la tête pour voir ce qui l’appelait a grands cris.

Il aperçut alors la chaleur grise qui l’avait fait douter.

Il ne se laissa pas impressionner cette fois, et fit comme si de rien n’était. Mais la chaleur continuait de l’appeler. Il ne connaissait pas son langage, mais il savait parler par la pensée.

Et la chaleur, devant lui, ne le savait sûrement pas.

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Justine se demanda comment elle pourrait bien parler a l’oiseau. L’idée de lui parler français lui vint a l’esprit, mais elle repoussa cette option.

Elle pensait qu’une créature des ténèbres devait sûrement communiquer avec quelqu’un, fut-ce avec ses propres petits.

Elle essaya donc la pensée – elle avait déjà lu des histoires, dans les livres en braille, sur la télépathie.

Elle concentra son esprit sur l’oiseau, et entreprit de lui parler avec l’esprit.

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Il entendait un petit grésillement au fond de son esprit.

Il crut que c’était le fruit de son imagination, mais s’aperçut, quelques secondes plus tard, que c’était la chaleur qui lui envoyait un message.

Il n’en fut que plus surpris. Il prit le temps d’écouter le message, qui disait :
« Pendant que tu sentais le sang de ta coquille sur ton bec, j’ai cassé la coquille de tes deux autres petits. Ils sont en train de mourir pendant que tu m’écoutes »

Il commença par se dire que la chaleur blaguait, qu’elle voulait le faire partir.

Il tenta de contacter ses petits, en écoutant leur cœur battre a distance. Il se rendit compte avec effroi que la chaleur disait vrai: l’un des deux cœurs s’était arrêté de battre, l’autre continuait difficilement de survivre.

Il prit son envol. Il voulait aller voir ses petits et briser leur coquille. Il tournoya sur lui-même, créa une tornade et s’infiltra dedans.

Il reviendrait, bien sur, mais avant, il allait pleurer le sort de ses petits.

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Justine sentit le courant d’air créé par l’envol de l’oiseau la frôler. Elle avait gagné cette bataille.

Il reviendrait, elle en était certaine, mais elle serait la pour le chasser. A moins qu’il ne revienne trop tard.

S’il revenait et qu’elle était trop vieille, elle ne pourrait rien faire.

* *
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20 ans plus tard…

Ce mot revient encore me hanter. Elia. Dieu seul sait ce qu’il signifie. Depuis mes 18 ans, je le vois, toutes les nuits, le jour aussi.

J’en ai parlé a Frédéric, mais il n’en a pas connaissance non plus. Comme j’aimerais me rappeler de la signification ce mot !

Lorsque je lui en ai parlé pour la première fois, Fred m’a dit tranquillement :
« C’est sûrement un mot qui vient de toi, et toi seule, ma chérie. Tu sais, lorsque l’on est jeune, on invente souvent des mots, juste pour rire. Toi, tu as beaucoup d’imagination. Tu en as sûrement inventé des dizaines, ma Justine, peut-être même des centaines. Ne t’en fais pas. Ça te reviendra. »

A ce moment-la, il m’a embrassée. Je n’ai pas pu m’empêcher alors de le conduire dans la chambre pour lui proposer de se coucher sur le lit. Je lui ai dit que nous allions parler. Il a accepté en rigolant. Il savait que je ne voulais pas seulement parler.

Pendant qu’on se roulait sous les couvertures, je lui ai glissé a l’oreille :
« Tu te rappelles du grand volatile ? »

La, il s’est arrêté net. Je lui avais raconté l’histoire de l’oiseau de ma jeunesse. Il ne m’avait pas cru. Moi non plus.

Je me rappelais de tous les détails, mais, plus j’y pensais, plus je me disais que j’avais du rêver. Lorsque j’eus finis de raconter mon histoire, il m’avait pris dans ses bras et avait dit :
« On va monter et tu vas me raconter ça en détails, d’accord ? »

Nous sommes montés, je lui ai tout expliqué. Je lui ai tout dit : l’oiseau, le vide, le nid, la coquille pleine de sang, la télépathie… Et aussi que c’était après cette aventure que ma surdité avait disparu.

Aujourd’hui, je pense que je me suis raconté des histoires. Je n’ai jamais vu d’oiseau. Pas de coquilles non plus. Ni de vide, ni de nid. Ma surdité est sûrement partie avec l’age.

Dieu seul sait tout ce qui m’est arrivé.

« Oui, me répond-il, je m’en souviens. »

Alors, il se rappelle encore de l’histoire délirante que je lui ai racontée il y a neuf ans. Il a une bonne mémoire.

Je remonte les couvertures sous mon menton et lui dis :
« Peut-être qu’ Emilie rencontrera l’oiseau, elle aussi, et qu’elle lui bottera le derrière ! »

Emilie est notre fille. Elle a quatre ans. Elle est née aveugle, comme moi. Loin de nous lamenter sur son sort, nous avons prévu de lui apprendre les joies de la vie. Un aveugle n’est pas un handicapé.

Quelque part au fond de moi, je me dis que, lorsqu’elle sera prête, Emilie rencontrera l’oiseau et que, comme moi, elle le renverra chez lui.

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Si seulement Justine savait a quel point elle est proche de la vérité.
Extrait du site https://www.france-jeunes.net
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