Extrait du site https://www.france-jeunes.net

Le vieux fou


Les parents l'apellaient "le vieux fou" parce-qu'il restait posté, chaque jour, pendant des heures, devant la grille de notre école. Un soir, je lui ai parlé, cet homme était certes vieux, mais loin d'être fou.



J'avais dix ans, cet automne, quand après un de nos centuples déménagements, j'avais atterrit dans cette petite école de village.

Tandis que notre professeur, monsieur Baudin, qui était aussi notre directeur, nous parlait des hommes préhistoriques, je regardais à la fenêtre.
Nous étions en cours d'histoire, je ne voyais donc aucun mal, les yeux rivés vers le grand marronnier, à m'en raconter, des histoires.

La cour était parsemée de feuilles aux milles couleurs, il n'y avait guerre que sous le vieux préau que l'on pouvait apercevoir la couleur du bitume, où tant de générations avaient joué, couru.

Alors que sans le vouloir je scrutais la grille fermée de l'école, je vis un homme, un vieil homme, debout, immobile.
Il portait un pardessus marron, et un chapeau de feutre noir. Je ne pouvais distinguer son visage, mais j'imaginais les rides et ridules qui devaient le parcourir. Perdue dans mes pensée, je ne m'étais pas aperçu que la classe entière s'était tournée vers moi, dans l'expectative la plus totale, étant donné que le prof venait de me poser une question, que bien sûr je n'avais pas entendue.

Ils me regardaient tous, et moi, je sentais le rouge me monter aux joues.
"Alors, oui ou non?"
Que répondre à ça? Je me sentais comme un candidat de jeu télévisé qui par sa réponse peut soit gagner vingt milles francs, soit perdre tous ses gains, je risquais, par pur hasard, un "non".
"Bien, et donc, comme je le disais....."
Ouf, gagné.
Les regards retournèrent au prof, et je décidais d'écouter, au cas où on me poserait encore une question.

A midi, les externes tels que moi sortirent, et le vieil homme n'était plus là.
Ma mère était venue m'attendre, étant donné que c'était mon premier jour.
Je m'usais la salive, à chaque nouvelle école, à lui expliquer que ce n'étais pas la peine qu'elle perde son temps à m'attendre, mais bon, je pense qu'elle devait se sentir un peu coupable de me transbahuter d'écoles en écoles, alors pour se faire pardonner, et ne pas se sentir mauvaise mère, elle m'attendait, du moins la première semaine.

Tandis que nous marchions vers notre nouvelle maison, elle me mis en garde sur ce qu'elle venait d'apprendre.
"On dit qu'un vieil homme traîne souvent devant cette école, un vieux fou, alors quand tu sors, rentre directement, ok?"
"Oui, oui"
Je me gardais bien de lui dire que j'avais vu cet homme, afin que cette anecdote reste un "on dit" et qu'elle n'appelle pas les urgences à chaque fois que j'avais trente deux secondes de retard.

Le lendemain, j'en parlais à mes nouveaux camarades.
"Ouais, le vieux fou, on le connait bien, il est toujours à regarder la cour, et dès fois, on le voit, quand on est en classe".
"Ma mère dit que c'est un trépané de la guerre".
Etant donné que j'ignorais le sens exact du mot "trépané", je ne répondis rien, et me rendis vers un autre groupe qui jouait au UNO sous le préau.

Les jours, les semaines, passèrent. Je ne peux pas dire que la présence de cet homme me préoccupait tellement, mais je tournais souvent la tête vers la grille, pour voir s'il était là, et quand je l'apperçevais, ça me faisait tout drôle. Comme quand mon père revenait de voyage et qu'on l'attendait, avec ma mère, sur le quai de la gare.
Quand je reconnaissais sa silhouette parmis des centaines d'autres je sentais mon cœur faire un bond dans ma poitrine et j'avais envie de hurler: "Là! C’est lui! Il est là!"

Là, c'était pareil, sauf que ce vieux "fou" je ne le connaissais ni d'Eve ni d'Adam.

Un soir, pourtant, j'appris à le connaître.
C'était l'hiver, et il faisait déjà presque nuit quand je sortais de l'étude, à six heures.
Dehors, il faisait un froid glacial, et le vent passait à travers mon écharpe de laine et mon gros manteau de ski.

Alors que j'avançais péniblement à contre vent, pensant au bon chocolat chaud qui allait m'attendre sur la table de la cuisine, j'aperçus le vieux fou. Il était debout, en plein milieu de la route, dans le noir.
Je l'avais reconnu de loin, à son pardessus, à son chapeau, à sa façon de se tenir, je savais que c'était lui.
Je n'osais plus avancer, mais je le devais, de toute façon, car si je faisais demi-tour, je l'aurais dans mon dos, et ca me ferait trop peur.
Je repensais aux conseils milles fois répétés de ma mère:
"Ne suis jamais un inconnu, ne parle jamais à un inconnu, si tu te trouves seul face à un homme qui te suit, entre chez n'importe qui, et téléphone-moi, je viendrais te chercher."

Je les avais toujours écouter de très loin, ces conseils, et voilà qu'ils trouvaient soudain toute leur importance.
J'avançais. Qu'allait il faire? M'enlever? Me tuer? On me retrouverait mort, ou découpé en mille morceaux, et mon nom serait prononcé aux infos, devant des gens qui écouteraient le reçit de ma mort en avalant leur foie de volaille?

Mon Dieu, comme j'avais peur, mais j'avançais.
Quand j'arrivais à sa hauteur, il me regarda. Je m'arrêtais de marcher, comme ça, sans pouvoir l'expliquer.
"Bonsoir, monsieur.
Bonsoir, me répondit_il, tu vas à cette école?
D'un geste du menton, il désigna le grand bâtiment, juste derrière moi.
"Oui, depuis pas longtemps.
Je n'avais plus vraiment peur, à présent. Sa voix était douce, et calme, il aurait pût être mon grand_père.
"J'y allais, moi_même. C’est une bonne école, tu sais.
"Sans doute.

Je ne savais pas trop quoi lui répondre, mais je découvris que je n'avais pas tellement besoin de le faire, il avait juste besoin qu'on l'écoute. Alors, malgré la nuit qui se faisait de plus en plus sombre, malgré le froid que d'ailleurs je ne sentais plus, il me raconta son école.

J'écoutais ses amis, ses parties de billes, son maître, qu'il tenait en haute estime, ses moments de classe, le poil à charbon, les plumiers, l'encre violette qui sentait bon. C'était comme un conte de fée, c'était doux, c'était passionnant.

Il resta presque une heure, à me raconter tout ça, puis il me dit qu'il fallait que je rentre chez moi.
Je me fit hurler dessus, "Je me suis fait un sang d'encre, tu te rends pas compte!"
Non, je ne me rendais pas compte.
Cet homme n'était pas fou, il était nostalgique.

Pendant les mois qui suivirent, je me fit souvent punir, parce_que malgré les remontrances, je restais le regard tourné vers la fenêtre, espérant apercevoir de nouveau la silhouette du vieil homme. Je ne savais même pas son nom.

Il ne revînt pas.

Je pense qu'il voulait juste raconter son histoire, il devait le faire afin de pouvoir passer à autre chose. Il ne devait pas avoir de famille, et ces amis dont il m'avait parlé, étaient sûrement tous morts, ou alors ils étaient parti dans d'autres villes, et avaient perdu le contact, il ne lui restait donc plus que de vieux souvenirs jaunis par les années.
Je me suis souvent demandé ce qu'il me resterait, à moi, de souvenir d'écoles, j'en ai tellement vu.
J’espère avoir toujours près de moi quelqu'un à qui raconter mes souvenir, j'espère pouvoir les raconter aussi bien que lui.
Quelques fois, lorsque je repasse devant la grille de cette école dans la quelle je ne vais plus, je m'arrête, et joue à être lui, je me revois, jouant entre les arbres, sous le préau, je me revois en classe. Et je pense que peut_être un élève va se faire punir, parce_qu'à travers la vitre, il aura vu un jeune fou, posté devant la grille de l'école.
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