Extrait du site https://www.france-jeunes.net

Bienvenue à la vie


Première soirée, premier pétard, premier baiser ET premier cancer...



"Ta gueule, je te laisse pas rentrer en basket !"
Pierre n'arrivait pas à le croire. Sa première soirée en boite, et on va le foutre à la porte.
"Laisse Joseph, c'est mon cousin". Heureusement que Romain étaitt là. Un peu plus et c'était fini.
Au plus loin que remonte sa mémoire, Pierre avait toujours pu compter sur son cousin. Depuis les bonnes astuces de dragues, jusqu'aux stratégies pour le bac, il avait toujours été pour lui comme le grand frère qu'il n'avait jamais eu, ou le père qui l'avait abandonné. La boîte où il entrait à présent surpasse chacun de ses rêves. Il l'avait attendu, ce moment, la boîte de nuit, enfin, ce qui fait qu'un adulte est adulte, qu'un dragueur est un dragueur, ce qui rend les gens grands, forts et beaux.
Le petit groupe constitué de lui, son cousin et des amis de celui-ci se posèrent finalement autour d'une table basse et sur les fauteuils de velours rouge. Le plafond lui semblait bas, blanc, noyé dans une pénombre qui lui donne cet aspect bleu, noir et gris de ce qu'on ne peut distinguer, mais très bas malgré cela, et, de temps en temps, de la lumière, venu d'un spot, ou un rayon de laser vert descendait, et lui permettait d'estimer la hauteur au plafond.
"Qu'est-ce que tu bois, mon cousin ?" Le piège. Pierre n'avait jusqu'à présent bu que des boissons non alcoolisées. Le plus alcoolisé qu'il ait bu jusqu'à présent était un demi panache, ave ses parents, pour ses 16 ans. "Ben, comme toi.
_Alors on prend tous une Absolut Vodka. Le mieux c'est qu'on paie tous ensemble à ce moment là.
_Ca va coûter quoi ?
_Pour deux bouteilles, on est trois garçons, on en aura pour 50 € chacun.
_Ok." Pierre les avait, mais c'était son cadeau d'anniversaire qui y passait. Il n'avait pas envie de passer pour un con ou un radin.
La soirée fut très arrosée. Quand Romain comprit que 50€ était tout ce que son cousin avait, il paya les autres bouteilles pour lui en faisant croire que c'était bien Pierre qui payait. Sympa le cousin.
Au milieu de la soirée, il devait être pas loin d'une heure du matin, Romain et David, le meilleur ami de celui-ci, sortirent une cigarette et ce qui ressemblait curieusement à un petit bout de pain d'épice rassis, mais ils semblaient le manipuler avec une infini précaution. "Tiens, sent la vie" dit Dave à Pierre en lui portant le bout de pain d'épice aux narines. L'odeur avait quelque chose de musqué. Elle lui faisait penser au pistou de sa mère, même si elle n'avait rien à voir, avec quelque chose de corsé, probablement une plante, qu'il avait déjà senti avant, mais il ne pouvait définir où. Peut être le poivrier que sa mère avait récemment planté dans le jardin familiale. "Ca sent bon" répondit Pierre. "La vie, ça sent bon" lança Olympia, une des amies de Romain.
Il sortit un briquet et alluma le bout de Pain d'épice, puis, le pressant entre ses deux doigts, avec un geste méticuleux qui montrait une longue expérience, effrita le bout comme lui-même effritait l'arène granitique de la carrière qui se trouvait un peu derrière chez lui, quand il était plus jeune. L'odeur se fit un peu plus imposante. Pierre sentit sa tête tourner légèrement, alors qu'il sentait comme un froid picotement à la plante de ses pieds. Pendant ce temps, Dave avait éviscéré une cigarette et placé le tout sur deux feuilles collées entre elles. Romain y ajouta les miettes de pain d'épice, puis, pressant une ou deux fois entre ses doigts, finit par coincer un bout de la feuille sous le mélange et faire un boudin du papier et du mélange. Se tournant vers Olympia, il lui dit "à toi l'honneur". Pierre avait l'impression qu'il allait gerber, il commençait à se sentir mal. Olympia lécha un bout de la feuille, puis referma la grosse cigarette, avant de se tourner vers Pierre et de lui dire "me dit pas que t'es déjà stoned !" "Non, pas du tout" vomit Pierre, alors qu'il sentait sa bouche devenir de plus en plus pâteuse. Romain sombrait lentement et visiblement dans l'extase alors qu'un épais nuage sortait d'entre ses lèvres. Dave tira aussi, puis se tourna vers Pierre et lui dit "joyeux anniversaire" en lui donnant la cigarette. Pierre avait bien sûr fumer une cigarette comme tout le monde avec des copains, mais il en fut malade trois jours et ne retoucha plus jamais. "Après je te donne mon cadeau" lui murmura Olympia à l'oreille. Pierre était piégé.
La première volute qui lui sortit des lèvres se perdit dans une très longue toux au cours de laquelle il crut vraiment cracher ses poumons. "Ca fait toujours ça, recommence" lui lance Stéphane, les yeux aussi rouges que le fauteuil. La seconde fut moins dure. La troisième lui fit finalement ressentir ce qui rendait probablement ce pain d'épice si précieux.
Tous ses maux qu'il avait commencé à ressentir s'évanouirent. Seul subsistait une sorte d'extase, un fondu total du temps et de l'espace, pour ne plus donner qu'une sorte de mélange spatio-temporelle de l'univers qui ne pouvait qu'être le paradis. Olympia tira à son tour, puis tendis le pétard à une des amis de Stéphane dont Pierre n'arrivait déjà plus à se souvenir du temps. Là, au creux de l'obscurité, Olympia lui donna son premier baiser, mais il ne pouvait pas le sentir. C'était quelque chose d'indéfinissable. Comme si le plaisir ressenti par le baiser s'évaporait dans le souffle puissant des dieux grecs qu'il voyait sur les images de vases dans ses livres, au lycée, le courant de l'histoire selon Marx que son prof de philosophie passait des heures à leur décrire, la Révolution, la Rédemption, la Renaissance, la Réconciliation, et au milieu, Olympia, qui lui respirait à l'oreille, la tête contre l'épaule. Pierre regarda dans le miroir qui se trouvait à côté du fauteuil.
Jamais il ne s'était trouvé aussi beau. Ses cheveux retombant sur son front et ses oreilles lui donnait la même impression que ces soldats israéliens qu'il avait trouvé si beau et si froidement divin sur les livres d'histoires, pris en photo pendant la guerre du Kippour. Ses yeux avaient cette lumière indéfinissable qui se trouve dans le regard des Vétérans du Vietnam, dont un, qui vivait en France était venu au lycée pendant un cours d'Histoire, invité par le professeur. Sa chemise légèrement entrouverte montrait les quelques poils naissant sur les coins de ces pectoraux qu'il avait admiré sur les statues d'athlète grecs dans les musées.
"Bienvenue à la vie" lui dit Dave.

"Mr Alberti, le docteur Raymond voudrait vous parler dans son bureau."
"Mr Alberti, je suis désolé. Les images de vos poumons montrent, et le second test confirme, un cancer aux deux poumons. Peut être que si nous nous en étions rendu compte plus tôt, nous aurions pu faire quelque chose, mais vous êtes en phase terminale. Profitez des prochains mois. C'est mon conseil." Pierre, aujourd'hui âgé de 30 ans, sourit devant la timidité et la réserve du docteur, et hocha la tête. Il avait régulièrement fumé son pétard par semaine depuis cette soirée. Il avait vécu, Dave ne lui avait pas menti. Il avait vécu jusqu'à en mourir, c'est le cas de le dire. Il ne regrettait rien.
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