Extrait du site https://www.france-jeunes.net

Le PC assassin


Internet empoisonne. Mais sauf de rares exceptions, il n'y a pas de venin sans antidote...



Sa vingtième année, en début d'après-midi elle avait pris un TGV à la gare de Montparnasse. D'abord, elle avait joui devant le spectacle des oiseaux survolant la campagne française. Ça avait toujours été un plaisir immense quand, à la grande vitesse dont roulent les trains modernes, ponctuels, propres et confortables, elle s'efforçait avec insistance à ne pas perdre un seul des accidents du paysage défilant devant ses yeux : les paisibles manades de vaches, les poteaux fiers, les arbres groupés ou isolés, les murs des usines désaffectées, la fumée sortant des cheminées des industries comme la blanche écume des eaux qui enveloppe et englouti les nageurs imprudents.

Mais une heure et quart plus tard, sans avoir eu l'impression de voir le temps passer ou de sentir la présence de la voyageuse blonde qui occupait le même compartiment qu'elle, réveillée tout d'un coup par une mélodieuse voix féminine sortant des hauts parleurs, ses yeux découvrirent les quais de Nantes –elle ne les avait jamais vus- qui l'attendaient et qui l'invitaient à goutter d'illusions différentes comme certains panneaux publicitaires ont la capacité de nous pousser vers de nouveaux produits. Peut-être est-ce parce qu'elle éprouvait une telle émotion d'euphorie, une de ces émotions qui sont peut-être les seuls stimulants suffisamment puissants pour que nos vies ne sombrent pas sous le poids écrasant de la ressemblance de ses unités de mesure les plus familières : les jours et les nuits.

Une émotion de ce type, indépendamment du temps qu'elle dure, est pour ainsi dire élixir de jouvence. Sans doute l'énergie que nous recevons alors, arrête pendant un moment, selon sa quantité et sa qualité, l'inexorable vieillissement de nos cellules, le conformisme de nos modes de vie, la certitude de nos jugements, le manque d'originalité dont nous faisons preuve à chaque instant.

Mais l'euphorie du voyage est éphémère. Sans nous rendre compte, cette émotion se dissout au fur et à mesure que nous achetons tous les jours les tickets du tram, que nous sommes régulièrement abordés par des contrôleurs, que nous descendons toujours au même arrêt, que nous introduisons nos clés dans nos serrures habituelles, que nous allumons nos PC -ces machines du plaisir difficiles à gérer, à maîtriser, à remplacer, séduisantes- si l'imaginaire comme une fourmi qui ramasse de la nourriture en été, en concevant pour nous de nouveaux voyages, ne nous permettait de les oublier pendant les quelques instants qui dure la rêverie...
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