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Chroniques d'une autre Vie


"Le peuple a faim, le peuple a froid. La misère le pousse au crime ou au vice, selon le sexe. Ayez pitié du peuple, à qui le bagne prend ses fils, et le lupanar ses filles." Victor Hugo, Claude Gueux, 1834...



Il se souvenait de son enfance, de sa mère, cette femme, discrète, que la joie avait quittée depuis bien des années, et avec qui il n'avait réussi à établir qu'une relation de subsistance matérielle. Il se souvenait de sa sœur malade, toujours silencieuse, plus jeune que lui de quatre an. Il se souvenait de la faim, cette faim continuelle et écrasante qui rongeait l'âme telle qu'un vulgaire croûton de pain rassis.


Ils s'installaient à table. Sa mère préparait la nourriture dans une casserole noircie par le feu, la crasse et le temps. Au moment du repas, c'était toujours le même rituel. En tant que seul garçon de la famille, il recevait la plus grosse portion. Sa sœur, malade, mangeait deux fois moins. Et sa mère se contentait de ce qui restait.

Durant des jours, tout se passa sans heurt. Mais la faim se faisait sentir à mesure que le temps passait et que la nourriture venait à manquer. Un jour, il commença à adresser des reproches à sa mère. Il lui faisait remarquer qu'il n'y avait pas assez de nourriture, qu'il avait encore faim, que ça ne pouvait pas durer. Mais le lendemain au repas, la ration était encore plus petite et la faim plus grande. Sa sœur ne disait rien. C'était à peine si elle avait la force de soulever sa cuiller jusqu'à sa bouche.

Les jours suivants, le rituel des repas devenait de plus en plus sordide. Il ne supportait plus de mourir de faim. Il tempêtait, il grondait pour que sa mère lui donna plus que sa part. Elle résista les premiers jours. Mais, consciente de faire souffrir sa progéniture, elle céda les jours suivants, puisant dans sa portion, le surplus de nourriture que son fils lui réclamait.

Ce ne fut pas suffisant. Bien qu'elle lui donna presque toute sa portion de nourriture, il en demandait davantage. Il criait de rage, il tentait d'arracher la casserole des mains de sa mère. Jusqu'à ce jour, elle s'était jurée de ne pas toucher à la part de sa fille. Mais elle s'y résolut. Elle commença par une pomme de terre, puis deux. Bientôt, elle lui versait la moitié de la portion de sa sœur et la totalité de la sienne.

A chaque repas, elle le suppliait de ne pas être égoïste, de penser à sa petite sœur qui était malade et qui avait besoin, elle aussi, de nourriture. Celle-ci souffrait en silence. Elle regardait de sa face simiesque creusée par la faim et la maladie, son frère piocher les quelques morceaux de nourriture dans son assiette. Il savait qu'il affamait sa sœur et sa mère. Il savait qu'à cause de lui, sa sœur s'affaiblissait sous les ravages de la maladie. Il voyait sa mère s'amaigrir jours après jours. Il ne pouvait s'empêcher d'avoir faim.

Un jour, sa mère était revenue de la ville avec une tablette de chocolat. Pour les événements exceptionnels, elle ramenait, quelque fois, des aliments dont la famille n'avait pas l'habitude. Ce jour là, sa sœur avait sept ans. Au moment de partager la tablette, il réclama la plus grosse part. Sa mère l'implora, il n'entendit rien, cria ses entrailles, renversa les chaises. Sa sœur s'était réfugiée derrière sa mère, le regardant de ses grands yeux tristes. Finalement, face à cette rage, sa mère cassa les trois quarts de la tablette et les donna à son fils. Le dernier quart fut pour sa petite sœur. Celle-ci prit avidement le petit morceau que lui tendait sa mère, le serrant dans ses mains d'enfant comme s'il s'agissait d'un trésor de grande valeur. Le chocolat lui collait aux doigts, elle n'était pas habituée à une telle texture. Il la regarda un moment, et, d'un bond, lui arracha le chocolat des mains. Il s'enfuit en courant hors de la maison pendant que sa mère l'appelait de ses dernières forces. Sa sœur, achevée par cette lutte ultime, s'effondra dans la bousculade. Ce soir là, il compris, trop tard, qu'il ne la reverrait jamais.
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