Extrait du site https://www.france-jeunes.net

Lettre de Pépin au Peuple


Après sa lettre à la jeunesse, Ernest Pepin revient sur les incidents en France. A lire avec une délectation supreme... Cet auteur à une telle verve !



L'heure où s'embrasent les banlieues, la France entière s'interroge et apporte des réponses variées, contradictoires et passionnées à une situation que le Président de la république a qualifié de crise de sens.
C'est l'occasion pour l'ensemble de la société de se remettre en
question et de comprendre qu'elle a été coupable de cécité,
d'arrogance et d'égoïsme envers ceux qu'elle a marginalisé, exclus et laissé pour compte.
Lorsqu'on refuse d'accepter l'altérité de l'autre, sa culture et son
identité, l'on se rend coupable d'une sorte de crime contre son
humanité. Or qu'a t-on fait pendant les décennies qui ont suivi les
décolonisations et qui ont entraîné les émigrations de la misère du
monde ?
On a posé comme postulat qu'en dehors de la civilisation
franco-française, il n'y avait point de salut possible. On a posé
comme contre-postulat l'infériorité naturelle et historique d'une
partie de l'humanité au motif qu'elle n'était pas blanche, occidentale et française jusqu'à la moelle des os. On a refusé de voir le racisme au quotidien alors même que les regards, les réflexions, les idées, les comportements, les pratiques suintaient le refus ou la folklorisation des "minorités visibles".
Cela se traduisait notamment par une sorte de surprise extasiée devant celui qui maniait bien la langue française et par une commisération dédaigneuse envers celui que l'on décrétait inassimilable.
Entre assimilation et exclusion, les voies étaient toutes tracées pour mener à l'honneur ou à l'indignité. C'était oublier que la France, du fait de son histoire, a une vision mythique d'elle-même qui repose sur bien des silences et qui ne correspond pas à la réalité d'aujourd'hui. D'une certaine façon, les banlieues brandissent un miroir dans lequel les mots liberté, égalité,
fraternité sont mis en charpies. Ce ne sont pas les banlieues qui les ont déchirés, ce sont toutes les institutions, tous les rouages d'une société qui ne veut pas admettre qu'on ne colonise pas impunément.
Depuis la deuxième guerre mondiale, des voix se sont élevées pour protester contre "l'innocence française". Elles n'ont pas été
entendues. Des voix se sont élevées pour casser la bonne conscience française. Elles ont été condamnées, étouffées, combattues. Des voix se sont élevées pour proposer une manière moins abstraite de concevoir la liberté, l'égalité, la fraternité. Elles ont été ignorées. Je pense en particulier à celles d'Aimé Césaire, de Frantz Fanon, de Jean-Paul Sartre, de tous ces anticolonialistes qui ne faisaient que brandir "une postulation irritée de la fraternité". Il était alors coutume de stigmatiser leur "ingratitude", leur "racisme" (Eh, oui !), leur pensée politiquement incorrecte. C'est parce que la France n'a pas voulu entendre ces voix-là qu'elle est aujourd'hui dans une impasse théorique, intellectuelle, sociale et culturelle.
Car ce qui se passe c'est que le débat "colonial" prend feu
aujourd'hui dans les banlieues. Je dis bien débat "colonial". Le vieux débat du droit à la différence. Le vieux débat du droit à la
ressemblance. Le vieux débat qui pose ni plus ni moins la question de la reconnaissance de l'autre dans une société multiculturelle, multiethnique et multiconfessionnelle. Le vieux débat posé depuis le XVIème siècle sur ce qu'Edouard Glissant appelle aujourd'hui la "relation".
Débat biaisé pour cause de citoyenneté, de républicanité et je le
répète de cécité. Parce qu'au fil des siècles la France s'est forgée une idéologie coloniale qu'elle finit par appliquer contre elle-même ! A preuve le "mépris" des Parisiens pour les provinciaux. Le "mépris" des élites (souvent parisiennes) pour "la France d'en-bas". Le "mépris" des français de l'hexagone pour les français d'outre-mer et pour finir le "mépris" à l'encontre des banlieusards. Qu'on ne vienne pas me parler de Zidane ou de Thuram. Ce sont des exceptions, des accidents, que l'on utilise pour renforcer la bonne conscience collective.
Moi je parle de ceux qu'on appelle les "gens de couleur" comme si le blanc n'était pas une couleur ! Je parle de ceux qui ont vu leur père humilié par la misère, l'incompréhension et les violences
psychologiques ou physiques. Je parle de ceux que l'on tutoie dans les commissariats. Je parle de ceux dont on nie l'histoire. Oui, Napoléon était raciste ! Oui, il a rétabli l'esclavage ! Oui, l'école française ignore la pièce de Lamartine "Toussaint Louverture" ! Oui, l'Ĺ“uvre de Césaire a été retirée des programmes officiels ! Oui, la représentation des DOM dans l'imaginaire français est une catastrophe et souvent une insulte. Soleil, plage, sexe, paresse etc. Le moindre "hexagonal" qui débarque s'arroge le droit de critiquer, de comparer et de vouloir imposer !
Si j'en parle c'est que d'une certaine façon les banlieues sont les
D. O. M de l'hexagone, dans l'hexagone. Elles ne souffrent pas seulement d'un manque d'espérance, d'un manque de sens, d'un manque de confort. Elles souffrent considérablement d'un manque de respect, de considération, de reconnaissance et de dignité.
Des banlieues sortent aussi des sportifs, des artistes, des
intellectuels, etc. On l'oublie trop souvent. L'on préfère les clichés
anesthésiants et les mensonges réconfortants. Dans les banlieues
vivent ceux qui sont moins français que les autres parce qu'on ne leur a pas laissé le choix. Enfermés dans la spirale de l'échec annoncé, ils ont inventé, pour survivre, une contre-culture. Cette
contre-culture-là peu ont tenté de la décrypter, de l'entendre, de la comprendre. Les uns en ont fait un exotisme, les autres une
marchandise. Pourtant elle disait déjà tout. Le ras-le-bol,
l'exaspération, le manque de confiance, le sentiment d'être piégé et manipulé dans une France méfiante, haussée sur les talons de son prestige, réticente à la fraternité et qui ne veut rien entendre en dehors des abstractions, des modes et des tics des élites parisiennes. Aujourd'hui cette contre-culture se fait suicidaire. C'est un appel au secours ! Les banlieues brûlent et l'on déverse sur elles toute une série de "mesures". Elles ne seront pas inutiles, mais l'essentiel n'est pas là. L'essentiel impose cette urgence de décoloniser les esprits, les imaginaires pour comprendre enfin qu'il n'y a plus de Français de seconde zone, plus de Français bâtard, plus de Français standard, plus de sous-Français mais qu'il n'y a que des hommes et des femmes qui aspirent à vivre la plénitude de leurs droits dans une France plurielle que les télévisions, les films, les médias refusent de voir comme elle est. Cécité, vous dis-je ! Dans les cartons des domiens (et des banlieusards) dorment des projets
de films, de romans, de pièce de théâtre, d'entreprises, de carrière que des décideurs de mauvaise foi bloquent au motif que les Français ne sont pas prêts pour ça !
Si l'on veut que s'éteignent les incendies et les fureurs, il faut
commencer par être prêt pour ça : admettre que nul n'a le monopole de la francité et comprendre qu'il existe DES Français. À leur manière, ces jeunes révoltés sont les petits-fils d'Aimé Césaire et de tant d'autres ! Les fils d'Edouard Glissant et de tant d'autres ! Les enfants d'une France à conjuguer au pluriel. Ils ne sont pas tous des saints ! Moi non plus ! Vous non plus !

Ernest Pépin
Ecrivain
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