Extrait du site https://www.france-jeunes.net

Je prends ce train avec vous


Nouvelle en focalisation interne sur l'irruption dans la vie banale d'un homme d'une envie d'essayer autre chose.



Je me sens plat. Tout ce qui m'entoure est normal, et de ce fait rien n'a plus d'importance. Et pourtant, comme tous les jours, je suis sorti en ville me balader un peu.

Je suis journaliste en ligne, un des meilleurs. Plusieurs heures par jour, je chasse l'information sur la toile, puis je la synthétise, la pimente, la commente, avec toujours un certain sens de la déontologie qui ne m'empêche pas de faire mouche avec quelques tournures personnelles bien ajustées.

A part cela, eh bien, étant donné que je travaille surtout en soirée ou au petit matin – quand les nouvelles sont les plus fraîches –, je sors en ville. J'y marche, j'y regarde les gens, j'y observe le haut des bâtiments, ce que je suis, il me semble, seul à faire, tant l'individu X d'aujourd'hui s'est forgé ses propres œillères, pas uniquement pour son esprit : l'orientation de son regard ne fait pas exception.

Et eux qui semblent si indifférents lorsque je les vois marcher, je me demande si leur épreuve est la même que la mienne, à moi qui me sens si plat et qui trouve banal tout ce qui m'entoure. Je crois que c'est encore un tout autre phénomène chez eux. Leur indifférence est d'un autre ordre. Ils sont focaux. Leur attention se braque sur quelque chose jusqu'à oublier toute le reste. Pour moi c'est différent : je fais attention à tout et tout me semble avoir perdu de son sens.


J'entre chez un marchand de journaux, m'achète un paquet de tabac blond, un paquet de feuilles et un tiquet de Presto. La vendeuse a quelque chose au fond des yeux. Elle n'est pas encore morte, malgré son âge apparent tirant vers la trentaine. Cela devient rare les gens qui ne sont pas morts à cet âge là. Moi-même j'ai quelques doutes en ce qui me concerne.

Je me vois en train de l'inviter à aller boire un verre après son service – c'est que je suis seul depuis si longtemps –, mais comme d'habitude je renonce immédiatement à ce projet, car je pense à l'avenir. Et après ? Eh bien après je sais que je n'en sais rien, car je ne contrôle pas mes pensées à l'avance, et je sais aussi que je ne peux rien garantir sur mes futures envies.

Ainsi je sors du magasin en ayant oublié la marchande, mais sans cesser de penser à mon refus, le même que tous les refus que j'ai choisi auparavant, depuis plusieurs années. J'essaye quelquefois de me faire croire que j'ai un cœur en béton armé, que ces choses-là ne sont pas pour moi. Cela ne m'empêche d'avoir quelques coups de blues au creux de quelques-unes des nuits que je passe la tête posée maladroitement sur mes deux mains à regarder le plafond en pensant à des choses et à d'autres qui flottent devant mon esprit comme des fantômes d'un temps présent ne cessant plus de se dérober devant moi.

J'entre dans un café, que je connais mais dont je n'ai encore jamais pensé à regarder le nom, et je me commande une bière brune, la seule de la journée, comme tous les jours à quelques exceptions près. Vingt minutes passent pendant lesquelles je pense encore, incapable de me concentrer sur les conversations des gens tout autour, ceux qui parlent de l'actualité, à laquelle je suis sensé m'intéresser au plus près.

Je m'allume la cigarette fraîchement roulée que j'ai faite presque sans m'en rendre compte. Le serveur me demande si je désire boire autre chose, je lui réponds vaguement qu'un liégeois ferait l'affaire. Et le temps de continuer à glisser sans que je ne le voie, tout ailleurs que je suis, dans un rêve qui me semble aujourd'hui presque plus réel que cette civilisation du par-être où tous visages se consument en un instant pour renaître sous d'autres formes aussitôt, presque inconsciemment.

Je sors ma monnaie pour payer le serveur, tombe sur le tiquet de Presto que je n'ai pas encore gratté, saisis une pièce de cinq centimes et le gratte. Un nombre apparaît : je viens de gagner trois mille euros. Je suis agréablement surpris, une petite joie tente de poindre en moi, tempérée, mais bien là.

Je ne suis pas quelqu'un à cheval sur l'argent. Je reçois un virement tous les mois du magazine en ligne qui m'emploie, qui me suffit tout juste, mais je n'ai pas besoin de davantage. Je dépense peu, car je n'ai pas besoin de grand-chose en plus que le nécessaire. Mes seuls achats de "luxe" peuvent se résumer à quelques livres achetés tous les mois. Et donc ces trois mille euros supplémentaires sont un réel bonus dont je ne sais pas encore ce que je vais en faire : je n'ai besoin de rien, je ne suis pas homme de caprices.

Je commande par offrir une tournée générale. Ce n'est pas dans mes habitudes. Je ne connais pas ces gens et je ne suis pas spécialement du genre à vouloir faire plaisir à tout prix. Simple accès de bonne humeur sans doute.

Les clients, des couples et des hommes seuls pour la plupart, me saluent, certains trinquent à ma santé et les discussions reprennent. Une fois mon liégeois vidé, je sors et me dirige vers la gare.

Je me promène régulièrement dans la gare même, sans pour autant prendre un train. Une certaine vie y court, de gens de toutes couches sociales, de tous âges, de toutes cultures, jusqu'aux démunis assis contre les murs des sous-sols et qui attendent que des gens leur laissent une pièce dans un petit récipient. J'ai appris à ne plus les voir. Il fut un temps où je donnais systématiquement, jusqu'au jour où je me suis aperçu que, dans les rues que je fréquentais habituellement, tous venaient me trouver moi, sans plus le moindre remerciement ni sourire ni regard – ils s'étaient passé le mot : j'étais connu –, et surtout, depuis que la plupart d'entre eux demandaient une somme supérieure à celle que je donnais. Ainsi, comme tant de gens, j'ai désappris à donner.

Suis-je donc devenu si normal moi qui ne sais plus regarder quelqu'un avec attention sans me sentir un étranger ? Sommes-nous tous ainsi dans notre tête ? Sommes-nous donc tous devenus si semblables dans notre sentiment de bizarrerie ? Je ne sais pas. Cela fait trop longtemps que je n'ai plus abordé ce genre de sujets avec quelqu'un. Aujourd'hui, on parle terre à terre et pragmatique, du quotidien, des affaires étrangères, de la vie quotidienne, du coût de la vie et de sexe. Mais qui ose encore, chez nous ô si raisonnables adultes, remettre tout cela en question en public ? C'est l'affaire des jeunes poètes et autres rebelles, voilà tout, qu'on se dit.

Je passe devant le panneau des arrivées/départs. La vie et ses points, connus et calculés. Départ, trajectoire, arrivée, à peu près tout nous est connu, et nous ne comprenons rien tout en affichant le contraire. Ou alors je suis un des seuls à ne pas savoir. Ais-je un jour été un jeune poète ? Je n'en suis même plus certain. C'est un autre temps qui s'est enfoncé dans le passé, un passé auquel je tourne le dos, pour regarder l'avenir, un avenir que je ne vois pourtant plus, auquel je n'aspire même plus, moi qui pourtant ne parviens plus guère à regarder le présent les yeux dans les yeux, car lorsque je le regarde de la sorte se moque-t-il de moi en grinçant le long des murs et en embrumant les visages.

Je vois encore une jeune femme assise, là, sur une déplorable chaise en métal rouge, si propre aux halls de gare. C'est toujours la même histoire qui recommence, toujours ce filin qui se tend de mes yeux vers leurs visages de femmes, et puis qui le brise, autre constante insupportable d'une existence qui est sortie des rails sans s'en rendre compte mais sans toutefois perdre pied, de telle sorte que rien n'arrête ce voyage en terres sombres où tout est pourtant clair mais où plus rien n'est reconnu.

Je la dépasse en marchant, me dirigeant vers le kiosque. Je sens le tiquet de Presto dans ma poche et je sens derrière moi le panneau arrivées/départs, je sens à cet instant que ma vie demeurera à jamais cet éternel recommencement si rien dans ma tête ne me pousse à modifier le cours des choses. Cette affreuse fiction indolore est la mienne qui l'ai créée et je sais qu'elle n'est pas plus irréfutable que n'importe quelle autre pièce de théâtre. Je comprends le mensonge de la tragédie, le mythe de cette fatalité. Elle est toute puissante il est vrai, mais ne dit rien d'autre qu'elle-même, et rien ne peut donc nous empêcher de dire le reste de la trame. Puissante affirmation qui commence à prendre de l'écho en moi au moment où je ne me retourne pas malgré une irrépressible envie de le faire, au lieu de quoi je me dirige droit vers ce petit kiosque au-dessus duquel est fièrement affiché une affiche de marque de cigarette ainsi que d'une de la loterie nationale, celle qui m'intéresse plus particulièrement.

Je retire les trois mille euros en vitesse, sous le regard étonné du tenancier qui ne me trouve pas l'habituelle bonhomie des heureux gagnants. C'est que je suis pressé : elle peut se lever de sa chaise à tout instant. Il passe dans son arrière-boutique et revient en me tendant précautionneusement cinq billets de cinq cent, qu'il complète de six billets de cinquante en provenance directe de sa caisse. Je le vois alors qui range précautionneusement mon ticket dans sa caisse, qu'il va faire sans aucun doute faire valoir le soir même auprès de la loterie nationale. Je le remercie sans plus attendre et ressors.

Elle est toujours là. Je regarde alors, à la recherche de ce qui avait retenu mon attention tout à l'heure. Elle se tient presque droite, jambes croisées au bout d'une jupe longue – les jupes longues sont tellement démodées –, mais c'est son regard. Elle regarde devant elle, à la recherche de quelque chose qu'elle ne trouve pas, dirait-on. En y regardant mieux je comprends qu'elle ne regarde rien d'autre que ses pensées qui défilent en silence, pensées inconnues qui aiguisent en moi un intérêt que je ne m'explique pas. Un petit nez droit, une chevelure brune tenue sobrement en arrière de sa nuque par une pince à cheveux qui d'ici ressemble à un petit papillon bleu dont je vois qu'une seule aile. Je marche encore un peu dans sa direction, mon attention se porte sur ses lèvres, qui s'appuient légèrement l'une sur l'autre : elle est soucieuse, ce que me confirme l'angle de ses sourcils. Je voudrais croiser ses yeux, afin d'aller à la rencontre d'un quelque chose que je crois y avoir reconnu sans pouvoir y apposer quelque mot et déjà je me tiens devant elle sans avoir pris conscience de la singularité de ma posture pour elle qui ne me connaît pas, qui est une femme seule, jeune et assez belle – je viens de noter également une généreuse poitrine, vers laquelle je n'ai pas pu m'empêcher de diriger un instant mon attention, me rappelant ô combien je demeure homme –, et qui pourrait prendre peur à la vue d'un homme posté droit devant elle et la fixant avec insistance. Voici qui est fait : elle relève les yeux, moment que je choisis sans choisir volontairement pour adopter une expression amusée, tirant quelque peu vers le trouble, que j'identifie immédiatement comme une manœuvre de ma part pour dissiper à la racine son trouble à elle. Il me faut prendre la parole, ne pas laisser le temps à une quelconque gêne de s'installer, auquel cas je risque de ne plus avoir de mots du tout, mais aussi de la voir se lever et partir prendre je ne sais quel train sans autre forme de procès. "Mademoiselle, auriez-vous le temps et l'envie d'aller prendre un verre au café juste à côté ?" Vocabulaire emprunté, supposition qu'elle est bien demoiselle et non mariée, bref regard sur sa main qui ne porte pas d'alliance – je le savais – ce qui n'exclut pas la possibilité qu'elle ne soit peut-être pas célibataire. Ma question, bien que simple et banale, est quelque peu grotesque, en ce sens qu'elle dénote d'une maladresse assez éloquente, d'un décalage certain à une époque comme la nôtre où ce genre d'invitation ne se fait guère plus en de telles circonstances. Pas dans une gare, pas pendant que la vie réelle tourne à plein régime et que chacun est branché sur le mode train-train quotidien. C'est ce que je pense et c'est en même temps ce que je lis dans son regard, et au changement de son expression de laquelle émane à la fois une compréhension relative et un amusement indubitable, je sais qu'elle a compris que j'ai pris conscience de notre télépathie fictive à laquelle j'imagine que nous croyons tous les deux. Et c'est ainsi qu'apparaît au coin de sa bouche ce qui me semble être un sourire. "Volontiers.", répond-t-elle, dans le même genre de formulation démodée que celle que j'ai employée pour elle. Et déjà tout se bouscule dans ma tête, car j'ai trop perdu l'habitude d'une simple confrontation avec une femme qui m'attire : va-t-elle se lever, nous tairons-nous en nous dirigeant vers l'établissement, dois-je la laisser passer devant ou la précéder, dois-je lui proposer de transporter son bagage ; en même temps que je prends conscience du ridicule dans lequel je m'enfonce moi-même en pensée juste avant de me ressaisir in extremis : mon ridicule est imaginaire, il ne s'est encore rien passé, ou plutôt si : elle s'est levée de sa chaise, soulevant comme une plume le bagage qui ne doit pas être si lourd que ça, et vient à l'instant de me demander comment je m'appelais, alors même que je n'entendais plus rien d'autre que la voix fiévreuse et peu sûre d'elle qui martelait ses meilleures méthodes de distraction, quand seuls mes yeux avaient vu ses lèvres bouger. "Fabrice." Et un léger sourire de ma part de suivre cette énonciation qui est sortie de moi comme malgré moi, en même temps qu'un autre sourire, dans ma tête cette fois, à l'instant de me dire qu'une part de moi que je ne connais que trop peu venait de prendre les commandes avec une facilité et une aisance redoutables.

Je ne suis plus là-devant. Tout s'est passé à merveille. Nous nous sommes installés, elle a engagé une conversation que j'ai saisie au vol, nous avons distraitement commandé un cappuccino crème fraîche, mais pendant tout ce temps moi je n'étais plus là-devant, me trouvant bien plutôt en retrait, fasciné par tous les mots que nous nous sommes échangés en quelques minutes. Je sais à présent qu'elle se prénomme Sabine, mais sans me rappeler à quel moment je le lui ai demandé, si ce n'est pas elle qui me l'a dit spontanément. Cela n'a aucune importance, il faut que je me concentre sur la conversation, car je me rends compte que cela fait déjà au moins plusieurs secondes que je n'écoute plus ni ce qu'elle dit ni ce que je dis. Je comprends subitement que mon trop long retrait en moi-même de ces dernières années est en train de me rattraper et est en train de contribuer à faire de ce qui devrait normalement n'être qu'une situation, si pas banale, normale, un véritable voyage effrayant dans un inconnu qui me ravit et me fascine à nouveau après tout ce temps ; au même instant je saisis la nécessité que j'avais à ce dédoublement, à ce moi loin de moi qui tient la conversation sans difficulté apparente sans lequel Sabine serait déjà partie. Stop. Il est grand temps d'en revenir à la conversation elle-même, avant qu'elle ne se termine avant même que je ne m'en sois rendu compte. C'est ce que je fais. Je reprends le train en marche à partir du mot "France". Je fixe définitivement mon attention sur notre échange et m'entends très clairement répondre : "En vacances ?
– Non, non, pour affaires privées.
– Vous partez longtemps ?
– Deux semaines au grand maximum.
– J'imagine que cela ne doit pas trop vous déplaire. Ce peut être un pays agréable.
– A condition de connaître les bons endroits : oui. Vous y êtes déjà allé ?
– Il y a quelques années, dans le Sud, à Paris et à quelques autres villes de transit."
Et nous continuons ainsi quelques minutes, en nous arrêtant quelquefois pour prendre une gorgée de cappuccino crème fraîche que je n'ai pas même pas vu arriver. Je ne la lâche plus des yeux, elle n'en semble pas dérangée, je plonge dans les siens, survolant la conversation à la recherche de quelque chose en elle de plus profond, que je devine, dont je vois un reflet mais qu'elle repousse en elle à mesure qu'elle me sent avancer. J'ai l'impression que nous menons tous deux une double conversation, j'ai l'impression qu'elle aussi n'est pas vraiment en train de me parler de la villégiature de la France du Midi, de l'atmosphère de certains quartiers parisiens et de son enfance qu'elle eut heureuse comme un rêve trop court – son enfance ? Comment diable suis-je parvenu à lui inspirer suffisamment confiance pour la faire parler de son enfance. – ; mais qu'elle se tient tout autant en retrait, à me regarder tel que je suis en étant en retrait, comme si deux personnes étrangères qui nous ressembleraient vaguement étaient assis à cette table en train de parler ensemble pendant que nous serions occupés à nous chamailler des yeux, en silence, mais en nous parlant d'une façon étrange que je n'essaie même pas de comprendre.
"... à 16h47, c'est-à-dire dans dix minutes, je vais devoir vous laisser, Fabrice."
J'émerge d'un seul coup de mes rêveries qui n'en étaient peut-être pas, bien que je commence à me dire que tel était sans doute le cas. Sans réfléchir davantage, j'énonce très clairement ces mots : "Je prends ce train avec vous." Le temps se suspend, je me rends compte de la brusquerie de mon ton, et ajoute en vitesse : "Si bien sûr vous voulez bien." Elle n'a pas besoin de répondre, elle me regarde en souriant, un peu étonnée il est vrai, et à cet instant je comprends que je ne vais pas connaître le lourd désespoir, l'insupportable désillusion, que je m'étais figuré quelques instants plus tôt et pour lesquels j'avais déjà préparé tout mon être comme si mon existence toute entière ne pouvait pas se dénouer autrement.

Mais nous nous levons tous les deux, et il ne fait plus aucun doute qu'après que j'aie payé les deux cappuccinos crème fraîche, nous allons prendre ce train ensemble.
Extrait du site https://www.france-jeunes.net
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