Ambre avait douze ans lorsque sa mère eût ce terrible accident de voiture qui lui avait ôté la vie. En rentrant d’une soirée organisée par sa meilleure amie, une soirée un peu trop arrosée, elle s’était endormie au volant au beau milieu de l’autoroute et avait percuté un poids lourd. Ambre s’en souvient comme si c’était hier. Ce soir là, avec son père, ils avaient loué une cassette vidéo, "Denis la malice", commandé une pizza aux quatre fromages, leur préférée, et, s’étaient affalés sur le canapé, enchaînant les canettes de soda et les paquets de bonbons. Ils s’entendaient si bien à l’époque… Après le film, ils avaient fait des parties de monopoly et ils hurlaient de rire : son père n’arrêtait pas de tricher et prenait des billets dans la banque dès qu’elle avait le dos tourné. Puis, fatigués tous les deux, ils s’étaient endormis sur la moquette, blottis l’un contre l’autre. Et à une heure du matin, la froide sonnerie du téléphone les avait tirés à jamais de leur tranquillité. En quelques secondes, Ambre eût un mauvais pressentiment. Elle vit le regard de son père perdre de son éclat et elle devina qu’elle ne verrait plus cette étincelle de bonheur dans ses yeux. Son visage devint livide et des larmes roulèrent sur ses joues, sa voix se brisa et lorsqu’il raccrocha, elle aurait voulu qu’il lui sourit encore et se remette à plaisanter, elle priait pour qu’il se taise, parce que s’il disait ces mots auxquels elle pensait… Elle aurait voulu être encore dans ses bras et dormir paisiblement, ne pas vivre ce cauchemar dont elle pressentait le début. La suite restait floue dans sa mémoire car la douleur avait envahi tout son corps, elle hurlait mentalement, plongeant dans un gouffre sans fond, à jamais meurtrie.
Elle était allongée sur un lit dans une petite chambre, contemplant le plafond d’un triste jaune délavé et se remémorait tout ce qui s’était passé durant les trois dernières années, depuis l’accident… Elle se repassait en boucle les derniers mois de sa vie: son père sans travail, au chômage, buvant tous les soirs des litres et des litres de bière ou d’alcool fort, ne s’occupant plus d’elle : pauvre petite chose inexistante… Ses résultats scolaires de plus en plus bas, des heures passées à traîner sans but dans les rues, séchant les cours, de longs moments dans le bureau de l’assistante sociale où aucun mot n’atteignait son esprit et puis pour finir, cette dispute avec son père, ivre mort, qui, devenu fou de rage, l’avait frappé au visage. Envoyée une fois de plus par l’infirmière dans le bureau de l’assistante sociale, elle apprit son placement en foyer « en attendant de trouver une meilleure solution bien sûr ». Elle détestait cet endroit ; elle ne supportait plus la compagnie des gens et restait enfermée dans cette pièce sauf au moment des repas puisqu’elle n’avait pas le choix. De toute façon, les autres « pensionnaires » craignaient cette fille qui ne parlait jamais, au regard lointain et douloureux. Les éducateurs essayaient de lui parler mais elle restait silencieuse, gardant sa souffrance pour elle, comme un poison qui s’écoule lentement dans les veines et dont l’issue finale est souvent la mort. Elle fut envoyée devant le juge pour enfants : son bureau imprégné d’une forte odeur de cannelle s’inscrit dans sa mémoire olfactive. C’était un homme d’une quarantaine d’années avec de grands yeux bleus et un sourire chaleureux. Il avait une voix grave et rassurante et elle se sentit assez rapidement en confiance avec lui, phénomène assez rare chez elle qui était si sauvage. Il fut décidé qu’elle serait envoyée chez son oncle et sa tante maternels qu’elle connaissait à peine. Ils habitaient à des centaines de kilomètres de son foyer d’origine et elle ne les avait vus qu’à de rares occasions, pour des grands repas de famille, des mariages, des baptêmes... et l’enterrement de sa mère : La mort a cette propriété incroyable de réunir une famille qui se sent proche le temps d’une journée. Elle recevait des lettres
ou des cartes de temps à autre et cela lui réchauffait le cœur même si elle n’y
répondait pas. Sa tante Helen, une petite femme ronde avec un cœur immense et une générosité sans limite, avait la même douceur que sa mère, et Ambre savait qu’elles étaient très proches l’une de l’autre depuis leur enfance. Helen avait été profondément marquée par la perte de sa sœur. Son mari, Vincent était un professeur de sport sympa, plein d’humour et de gaieté. Ils formaient tous les deux un couple parfait et leur fils de vingt ans, Arthur était un musicien plein de talent et de charme. Cependant l’idée de s’éloigner de l’endroit où elle avait vécu tant d’années, où elle avait passé de si bons moments avec ses parents, pour aller vivre loin, chez des gens qu’elle connaissait à peine... Cette idée lui faisait peur et dans sa minuscule chambre, au foyer, elle s’agita toute la nuit sans parvenir à s’endormir.
Son voyage en train dura toute la journée car il y avait de nombreux changements. Elle était accompagnée par une jeune éducatrice qui tenta sans succès de lui faire la conversation tout au long de la journée. Plus l’heure d’arrivée était proche, plus elle sentait une sueur froide descendre le long de son dos et plus son appréhension augmentait. Même si sa vie aurait difficilement pu être pire, elle redoutait de souffrir encore terriblement. La voix banale et monotone de la standardiste du train retentit dans les hauts parleurs pour avertir les passagers que le train allait arriver dans quelques minutes à son terminus. Lorsqu’elle descendit du train elle chercha partout autour d’elle sur le quai puis entendit quelqu'un l’appeler. Ils étaient là tous les deux et ils lui souriaient avec tant de chaleur qu’elle sentit ses épaules se relâcher de soulagement. Et ce sentiment de bien être ne fit que se renforcer lorsqu’elle
découvrit sa nouvelle maison accueillante, confortable et surtout la petite chambre qu’ils lui avaient préparé. Malgré l’exiguïté de la pièce, elle s’y sentit bien tout de suite, comme un oiseau qui a trouvé un nid douillet, un cocon.Les premiers jours, elle resta silencieuse, renfermée sur elle-même. Elle sentait le soutien de son oncle et de sa tante, ils étaient absolument adorables. Avant tout elle avait besoin de temps pour digérer tous ces changements brutaux dans sa vie.Bientôt elle commença à retrouver le sourire, à apprécier la compagnie des gens… La présence bienveillante de son oncle et sa tante lui permettait de redécouvrir le mot FAMILLE. Ils avaient réussi à vaincre ses dernières réticences à force d’amour et de tendresse. Enfin elle était prête à rencontrer de nouvelles personnes, à vivre, à s’accepter telle qu’elle était vraiment.
Les semaines passèrent, elle rentra dans son nouveau lycée, se fit quelques
amies, s’intéressa à certains cours plus que d’autres… La vie avait reprit son cours normal et elle s’efforça de mettre de côté ses angoisses pour se concentrer sur son avenir, pour avancer dans la vie…
Pour la soirée de la veille du jour de l’an, ils étaient invités chez des amis d’ Helen et Vincent. Mais tous les invités avaient environ cinquante ans… Et Arthur n’était même pas venu avec eux, il faisait la fête avec sa bande de copains.
Ils arrivèrent vers vingt heures du soir mais il faisait déjà nuit et on ne pouvait
distinguer que la fine couche de neige qui recouvrait les champs, les toits des
maisons… Il y avait beaucoup de voitures devant la maison décorée pour l’occasion avec multitude de guirlandes électriques clignotantes. Ambre suivit sa tante, pas très motivée et dit bonjour poliment à chaque personne présente. Mais son visage se fendit d’un grand sourire lorsqu’elle vit une fille qui devait être de son âge, assise dans un coin avec l’air de franchement s’ennuyer. Elle était jolie : les yeux verts, les traits du visage fins et les cheveux châtain clair, descendant en mèches sauvages jusqu’à son cou. Elles commencèrent à discuter pendant que l’on servait l’apéritif. Céline, avait le même age qu’elle et était aussi en seconde. En seulement une demi-heure, une complicité s’installa et elles se découvrirent une quantité de points communs. Céline vivait seule avec sa mère, Muriel depuis le divorce de ses parents, onze ans auparavant. Son père était parti en Belgique, s’était remarié, avait eu deux autres enfants et elle ne le voyait que rarement, seulement quelques semaines par an. Lorsqu’elle parlait de sa mère, Céline s’animait et l’on voyait bien l’amour profond et l’admiration qu’elle lui portait. Ambre avait hâte de voir cette femme qui pour l’instant aidait à préparer le repas dans la cuisine. Son attente fût récompensée bien au delà de ses espérances car si la fille était jolie, sa mère était magnifique. Malgré son âge (une quarantaine d’année), elle était rayonnante et semblait avoir gardé la vitalité de ses vingt ans. Elle était grande et mince, une silhouette parfaite, un regard perçant, plein d’humour, les cheveux courts et bruns, les yeux noirs et un sourire sublime, un sourire d’ange. Elle n’était pas seulement belle, ce qui la rendait si attirante c’était le charme qu’elle dégageait. Le cœur d’Ambre fit un bond dans sa poitrine et elle resta cloué sur place, incapable de prononcer un seul mot. Elle sentit son parfum fruité et la douceur de sa peau lorsqu’elle lui dit bonjour : elle aurait voulu pouvoir arrêter le temps pour que ce moment dure toujours. Jamais elle n’avait eu de sentiments si violents en l’espace de si peu de temps. Elle se sentit pleine de joie surtout lorsqu’au moment de passer à table, elle se retrouva entre Céline et Muriel. Les minutes s’écoulèrent lentement, délicieusement… Elle discuta longuement avec ses deux voisines. Muriel avait une voix douce et elle parlait si bien que tout ce qu’elle disait était intéressant. Ambre était fascinée, elle ne pouvait plus détacher son regard de cette femme au charisme incroyable et se laissait bercer par le flot de ses paroles. Mais l’événement qui la scotcha sur place, qui fit pulser le sang dans ses veines, qui la marqua à jamais ce fût après le repas, lorsqu’elle se mit à danser au rythme de la musique, bientôt suivie par tout les invités. Jamais elle n’avait vu quelqu'un danser aussi bien. Son corps suivait parfaitement le rythme de chaque note avec assurance, tandis que les autres à côté d’elle avaient l’air patauds, lourds, sans aucune grâce. Elle aimait la vie, cela se voyait à son sourire, elle entraînait chacun dans sa bonne humeur. A minuit, tout le monde s’embrassa et Muriel fit un petit clin d’oeil à Ambre accompagné de son joli sourire. Ambre avait l’impression d’être au paradis et seul le fait qu’elle allait bientôt devoir partir loin de Céline et sa mère assombrissait sa joie. Malheureusement, la soirée avançait, il se faisait de plus en plus tard et les invités commençaient à rentrer chez eux. Elle sentit son cœur se serrer et les larmes lui montèrent aux yeux à l’idée de ne plus revoir ces deux personnes, qui, le temps d’une soirée lui avait donné tant de bonheur. Céline remarqua sa tristesse et la serra dans ses bras, lui promettant de ne pas perdre le contact. Elles échangèrent leurs numéros et Muriel invita Ambre à venir passer un week-end chez elle dès qu’elle le voudrait. Rassurée, elle les remercia chaleureusement toutes les deux et partit la tête pleine d’images, d’espoir et de joie.
Elle s’endormit avec un sourire jusqu’aux oreilles, en pensant que l’année débutait très bien.
Quelques jours plus tard, alors qu’elle lisait tranquillement, Helen monta dans sa
chambre pour lui donner le téléphone. Elle eut envie de crier de joie lorsqu’elle
reconnut la voix chantante de Muriel. Celle-ci l’invita à venir passer plusieurs jours dans leur appartement. Toute la soirée, elle fut surexcitée et elle ne parvint pas à s’endormir avant trois heures du matin. Pourtant, à neuf heures, elle était prête à partir et elle pressa son oncle qui devait la conduire. Leur appartement était situé en ville cependant il n’y avait ni bruit ni voitures dans cette rue là. Il semblait assez vaste, mais la décoration impressionna Ambre davantage : les murs étaient couverts de photos des vacances passées, de cartes postales…autant de souvenirs qui reflétaient leur grande complicité. Elle avait envie de partager leur bonheur, d’avoir une place importante dans leur vie, dans leurs cœurs… Pendant qu’elle bavardait avec Céline, Muriel raccompagna Vincent à sa voiture. L’après midi se déroula merveilleusement bien. Elle se promenèrent en ville, firent une halte dans un café puis décidèrent d’aller au cinéma. Une fois de plus assise entre les deux, elle ne parvint pas à se concentrer sur le film, écoutant le bruit de son cœur tapant contre sa poitrine et la paisible respiration de Muriel. Elle rêvait de prendre sa main,
poser sa tête contre son épaule. Mais elle ne voulait pas perdre Céline qu’elle aimait déjà comme une sœur. Au milieu du film, cette dernière partit aux toilettes, Ambre commença à paniquer. Doucement elle approcha sa main de celle de Muriel qui crut d’abord à un geste amical, comme celui d’une fille pour sa mère, mais le geste hésitant se prolongea, se transforma en une caresse…Mal à l’aise, la femme écarta son bras et s’efforça de reporter son attention sur l’écran. Dans le noir, elle ne vit pas jeune fille rougir. Ambre n’en revenait pas. Comment avait elle pu se laisser déborder ainsi par ses émotions ? Elle tenta de reprendre son calme et au retour de Céline, elles firent comme si rien ne s’était passé.
Après le cinéma, elles rentrèrent en courant car le beau temps avait brutalement laissé place à la pluie. Elles rirent beaucoup lorsque Muriel glissa sur le trottoir et se retrouva sur le derrière. Cet instant comique avait dissipé le malaise passé. Pourtant, dès qu’elle se retrouva seule avec Muriel, Ambre revint à la charge, c’était plus fort qu’elle. La mère repoussait ses avances maladroites, c’était logique, une femme de quarante ans avec une adolescente de quinze ans... Elle ne la regardait même plus, fuyant son regard par peur de la blesser, Ambre le comprenait bien. Elle perdait toute sa lucidité à ses côtés, son cerveau se vidait de toute intelligence, son cœur s’emballait et la contrôlait, lui donnant cette audace qu’ont les gens amoureux. Muriel se sentait très mal car elle connaissait le douloureux passé d’Ambre, elle avait beaucoup d’affection pour elle et ne voulait pas qu’elle souffre encore, elle qui était si
fragile : il fallait la protéger. De plus, Ambre et Céline étaient si proches qu’elle savait qu’aucune des deux ne pourraient supporter l’absence de l’autre.
La nuit, Ambre pleura silencieusement, la tête enfouie dans son oreiller, elle ne
voulait pas que Céline l’entende. Les pensées s’accumulaient dans sa tête créant un nœud complexe et angoissant. Ne pouvant plus supporter de se contenir, elle alla frapper à la porte de la chambre de Muriel. Celle-ci, était assise sur son lit. Même en chemise de nuit, elle paraissait séduisante et son expression bienveillante secoua Ambre qui sentit les larmes lui monter aux yeux à nouveau. Muriel l’invita à s’asseoir à ses côtés. Elle ne disait rien mais elle la serra contre elle avec douceur comme un enfant dont on doit atténuer le chagrin. Elle lui parla doucement, essayant de la raisonner sans violence. En plein milieu d’une phrase, Ambre releva la tête et l’embrassa. Ce baiser brûla ses lèvres, il ne dura que quelques secondesmais ce fut le moment le plus intense de sa vie. Muriel se laissa faire mais quand elle réalisa ce qui était en train de se passer, elle s’écarta brusquement, soudain envahie par les remords : elle avait laissé Ambre aller trop loin, n’ayant pas compris la
nature de ses sentiments. Elle la raisonna doucement. Elle pensait que la jeune fille recherchait un amour maternel qui lui avait été trop tôt arraché, laissant un vide douloureux en elle… Elle ne l’aimait pas réellement, c’était juste ce manque affectif qui lui pesait. Elle devait revenir à la raison, trouver une personne de son âge. Ambre n’était pas très convaincue car son amour était sincère mais les paroles de Muriel la firent réfléchir. Au fond, il y avait peut être de l’ambiguïté dans sa relation avec Muriel. En elle, elle retrouvait la mère aimante et protectrice, la voir si belle et épanouie lui renvoyait l’image de ce qu’elle n’était pas. Tomber amoureuse de cette femme aux antipodes de ce qu’elle était, avait été logique. Ambre songeait qu’il était dur de se construire, elle pensait à tout ce qu’elle avait traversé. Il était temps de grandir, de s’affirmer et de tourner une page dans sa vie. Qui était elle ? Qui voulait elle être ? Mais ceci est une autre histoire... |