La trilogie Algerie Posté par boulefrade le 12/12/2004 00:00:55
La trilogie ALGERIE de Mohammed DIB ou le pain comme problématique de l'identité
Mohammed DIB, écrivain algérien (1920-2003) fut l'un des fondateurs de la littérature algérienne francophone. Grand prix de la francophonie de l'Académie française, grand prix de la ville de Paris, il est perçu comme celui qui a su concilier éthique et esthétique dans son parcours d'écrivain engagé dans toutes les luttes que son pays mena durant la guerre de l'Algérie et après l'indépendance.
Il exprime cet engagement par la mise en œuvre d'une poétique forgée dans un matériau complexe puisé dans deux cultures eminemment riches : arabe et française. De cette fusion de deux systèmes linguitico-culturels naissent des rapports conflictuels que DIB investit comme moyen de dénonciation par la mise à nu de la condition de son peuple colonisé. Ainsi, il dénonce la faim qui est devenue, une des armes les plus dissuasives et les plus répressives du colonialisme.
"Il y a donc la faim dont on ne peut se faire une représentation même approximative en France (...) La faim des corps qui torture les entrailles et sèche les lèvres et que partout où il règne l'état colonial entretient."
Dans la trilogie ALGERIE, la quête du pain s'apparente à celle de l'identité tant la survie du peuple devient un impératif devoir de conscience. Il s'agissait de lutter pour sauvergarder l'existence et ainsi sauvegarder l'identité. Ainsi chez DIB, l'identité porte les couleurs et le goût du pain. Ce pain chroniquement absent du réel algérien durant la colonisation, apparaît dans la trilogie sous la forme d'une mise "en miettes", jalonnant le parcours d'une quête d'identité en situation de perte durant plus d'un siècle. DIB commet une répétition du mot "pain" afin de le consacrer comme la topique structurant l'œuvre. Le chantier textuel dibien est établi sur cette structuration qui pose "pain" en archisémème ou en architopos éclaté à travers une multiparcellisation. Ainsi, les miettes de pain qui sous des dénominations-synecdoques ascendantes, forment le fil tissant l'écriture : "un petit bout (...) son croûton (...) une tranche de pain (...) la miche ronde." (La Grande Maison pp. 8 et passim.)
Cette parcellisation de pain se répète dans chacun des chapitres de la trilogie selon une exposition évolutive, allant de "petit bout" à "miche ronde" ; cette même technique travaille le texte dans sa macro-dimension : "un peu de ce que tu manges" (G. M. P7). Cette phrase constitue l'incipit du roman. "ce peu" de pain va au fur du texte évoluer pour n'atteindre qu'au dénouement à : "Il tendit la miche à sa mère" (G. M. P. 161).
Ce procédé de la synecdoque, puisant dans le thesaurus stéréotypique de la langue, s'approprie les topoi de l'Autre pour les parodier. Il crée ainsi un pacte de lecture ironique à travers des manœuvres poétiques de déconstruction de la topique de l'Autre puis de son appropriation. A ce niveau, les topoi mis dans une relation hiérarchisée d'hypo- et d'hyper-topoi émergent à fleur de langue en intertexte. L'intertextualité est doublée d'une superposition de topoi arabes : "maudis le malin" (G. M. P27 et passim). "Maudits soient les père et mère de ces cardons" (G. M. P. 11), "mon destin de malheur". (G. M. P. 36), "Vous vous êtes fixés sur moi comme des sangsues" (G. M. P. 26).
L'identité se profile à travers ces interstices et bouleverse l'unité de la langue. Des failles se découvrent à travers lesquelles les topoi retravaillés provoquent un jeu de cache-cache imposant de repenser l'acte de lecture : les repères d'intelligibilité s'effacent devant une langue polyphonique à plusieurs registres où le lecteur se trouve pris entre familiarité et étrangeté qui embrouillent son rapport à sa langue et à sa culture.
L'auteur-narrateur tisse une suite d'événements suscités par la quête du pain, qui signifie aussi la vie. Le "pain" joue un rôle de protagoniste dans la diégèse. L'auteur, investissant le topos comme l'outil de son travail d'écriture, choisit de violer les règles de la communauté linguistique dont il se constate exclu :
"[... ] Les figures de système visent à inclure l'autre dans le discours comme simple objet pour mieux l'exclure de la communauté des sujets qui parlent le langage fort".
La problématique de l'identité sous-tend le texte. Ce pain explosé en miettes et que l'écriture a pour mission de rassembler, de reconstituer, n'exprime-t-il pas, dans son émiettement mêrme, les personnages de la trilogie dont chacun est en fait une miette de l'auteur ?
De plus, ces miettes de créatures que l'écriture rassemble ne sont-elles pas représentatives d'un peuple éclaté, émietté, que l'auteur se donne pour charge de reconstituer par un appel de prise de conscience ?
"De toute évidence nous ne pouvons fuir : par culture, par choix politique, il nous faut nous engager, participer à l'un des langages particuliers auxquels nous obligent notre monde, notre histoire.".
Ainsi, sans lever la voix, Dib pose sa contestation identitaire dans l'explication de sa société de l'intérieur. En même temps, il conteste l'image que la littérature coloniale donne de cette société. Il lui oppose une littérature dénonciatrice et à la langue littéraire française coloniale, il oppose la même langue mais travaillée de sorte que la contestation, rompant l'esthétique normée de la langue, devienne une de dimensions de son appareil rhétorique. La langue devient ainsi un "butin de guerre" que l'auteur utilise dans le combat qu'il s'est assigné. Il le travaille de sorte que la langue libérée de l'expression dominante puisse provoquer une remise en cause de l'univers colonialiste.
L'écrivain s'attelle à "son métier" pour transformer le langage en opérant sur la chaîne une transformation des modèles. Il provoque ainsi l'éclatement des topoi coloniaux et les retravaille en les chargeant de significations nouvelles, grâce au traitement particulier de la langue qu'il investit comme une arène où une lutte est livrée contre un pouvoir de domination. En fait, le projet littéraire de Dib est d'élaborer un discours de décentrement dans lequel la volonté de contestation, massive, s'impose comme la dénonciation du pouvoir centralisateur à double dimension : centralisation coloniale et centralisation patriarcale. Un parallélisme de cette dualité sous-tend la diégèse et provoque une situation de blason se présentant ainsi :
Centre = Colonisateurs
Périphérie = Indigènes qui reproduisent la même hiérarchie :
Centre = masculin
Périphérie = féminin
Remarquons que la femme est doublement aliénée : elle l'est d'abord à l'homme et ensuite à la colonisation.
Cette schématisation de la double aliénation de la femme fait apparaître la volonté de l'auteur de dénoncer toutes les formes de domination. L'auteur-narrateur s'identifie aux personnages forts de la diégèse et à la manière dont ils gèrent leur rapport à l'autre : rapport de rejet. L'imaginaire de Dib reconstitue le réel en tant qu'isotopie historique et sociale d'un lieu et d'un temps lui appartenant par le vécu. L'histoire est ce que vivent effectivement les personnages, ce qui suscite leurs comportements et leurs commentaires dans une conception immédiate des événements. Aîni et Zina, personnages de la trilogie et voisines, commentent l'intrusion percutante de la police coloniale dans la grande maison :
- On ne met pas un homme en prison parce qu'il prononce une parole juste.
- Pourquoi, dis-moi, ce matin, ces envoyés du malheur ont fait leur apparition chez nous ? N'est-ce pas pour emmener Hamid Seraj ?
- Comme un fléau du ciel, jura Aïni. Maudits soient-ils tous et maudit celui qui les a envoyés !
- Hamid est un coupeur de routes ?
Aïni ne trouvait rien à dire.
- Il n'y a plus de déshonneur à aller en prison maintenant, expliqua Zina. Si on jette cet homme, ce sera une fierté pour ceux qui iront après lui.
- Zina, ma petite sœur !
- La vérité par Dieu !
- Celui qui m'a effrayée, moi, c'est le petit gros.
- C'était le commissaire. Tu as remarqué ? Il avait des yeux dont les bêtes n'auraient pas voulu.
L'incrédulité étoila les traits d'Aïni, qui eut l'air d'une petite fille à cet instant- Nous voyons ce que nos hommes endurent ! émit-elle tout bas.
- Mon mari était comme Hamid. Hamid a dû dire des choses ! Convint la voisine. Certainement beaucoup de choses. (extrait de La Grande Maison pp. 49-50).
Ainsi la référence historique participant du romanesque, accrochée à la structure diégétique, se présente d'emblée comme l'interrogation des effets de la colonisation sur la société algérienne. Effets posés à travers une arborescence hiérarchisant en une modalité progressive la structure de la société qui, partant de l'individu, s'élargit au couple, à la famille, aux voisins pour atteindre le cercle de toute la société. Aussi la trilogie "Algérie" qui se présente comme une histoire des individus et des familles est-elle en fait caractérisée par une puissante référence historique et culturelle. Par une sorte de mise en abyme, l'auteur, à travers les personnages qu'il met en scène, les objets du monde qu'il décrit, les éléments de l'appareil rhétorique qu'il construit, inscrit son texte dans un rapport à l'histoire et à l'idéologie.
Dib dans sa trilogie offre une image adéquate de l'HISTOIRE. Les faits sont exposés dans leur réalité crue sans intervention de l'auteur, ils disent et dénoncent l'HISTOIRE. Ainsi, la trilogie Algérie est non seulement l'histoire des petites gens de l'Algérie dont elle relate le vécu mais l'HISTOIRE d'un lieu et d'un temps de l'Algérie sous l'occupation française, temps et lieu en tant que chronotope – blason de l'Algérie dans sa totalité. Ainsi, ce texte dibien qui est :
"Un moyen de transgression de l'idéologie dominante [... ] donne une image plus adéquate de la réalité ; [... ] travaille mieux la réalité et la donne à connaître".
Par la voix de son narrateur parfois et souvent à travers la parole des personnages, Dib fait de son texte un témoignage authentique de l'HISTOIRE. Ainsi, témoignant de la faim, il fait dire à Aïni : "nous passons notre temps à tromper la faim" et à sa voisine Zina "la faim déjouée, n'est-ce pas ? Ce que nous faisons tous les jours. (La Grande Maison p. 50)".
Personnage de l'Incendie, Sid Ali dit à Maâmar :
"Et quant à la maison, tu n'as pas un bout de pain, /... / un morceau de pain, qu'est-ce que c'est ?" (p. 34).
Témoignant des (mé faits des colonisateurs, il fait dire à Ba Dedouche, un personnage de l'Incendie :
"Si notre pain est noir, si notre vie est noire, ce sont eux qui nous les font ainsi /... / les injustices deviendront aussi naturelles que la pluie, le vent ou le soleil". (p. 41).
et à Ben Youb :
"Ne sommes-nous pas comme des étrangers dans notre pays ? /... / on croirait que c'est nous les étrangers et les étrangers les vrais gens d'ici. Devenus les maîtres de tout, ils veulent devenir du coup nos maîtres aussi. Et, gorgés des richesses de notre sol, il se font un devoir de nous haïr". (Incendie p. 48).
Ainsi, les références implicitement émises par les personnages dibiens renvoient au rapport à l'HISTOIRE., narrée par Dib dans son omniprésence sur les choses du monde des colonisés. C'est à travers les rapports sociaux entretenus par les personnages qu'elle se dévoile. Les problèmes du monde des colonisés et de sa relation à l'ordre dominant colonial inscrivent l'Histoire dibienne dans un contexte éminemment politique :
"Et quant à la maison tu n'as pas un bout de pain, c'est faire de la politique que de le réclamer ?"
(Incendie, p. 34).
"On voyait tous les meurt-de-faim de la ville donner la main aux meurt-de-faim de la campagne et se mettre d'accord /... / Ils tueront, indubitablement, et commettront des délits politiques !" (Incendie, p. 46).
La faim en tant que thème structurant de la Trilogie est le lieu dibien où s'inscrit le mieux le rapport à L'HISTOIRE.